Выбрать главу

XXIX

Il monta l’escalier de l’hôtel puis pénétra dans la salle à manger en compagnie de Tom Compton. Un homme de haute taille aux traits banals, pas franchement beau, à peu près du même âge qu’elle, semblait-il. Lily sentit aussitôt tout ce qu’elle avait décidé de dire lui sortir de l’esprit.

Elle s’efforça d’évoquer un véritable souvenir de Guilford Law – un souvenir qui lui appartînt, à elle, et non tiré de ce que lui avait raconté sa mère ou de ce qu’elle avait entendu au cours de son enquête. Seules quelques ombres lui répondirent. Une silhouette à son chevet. Les livres sur Oz. La façon dont son père prononçait « Dorothy », en syllabes lentes, roulant dans la bouche. Do-ro-thy.

De toute évidence, il se la rappelait. Debout à la table de la jeune femme, le broussard à son côté, il la fixait avec une sorte de crainte respectueuse, mêlée d’incrédulité et – à moins qu’elle n’eût l’imagination trop fertile – des tiraillements d’un vieux regret. Le cœur de Lily lui martelait la poitrine.

« Euh, vous êtes sans doute Guilford Law, dit-elle bêtement.

— Lily, croassa-t-il.

— Je vous laisse discuter, intervint Tom. Je vais prendre un verre.

— Surveillez les entrées pour nous », demanda Lily.

Les choses ne se passèrent pas comme sur du velours, du moins au début. Il voulait tout savoir, tout expliquer, aussi : il posait des questions, interrompait les réponses, s’interrompait lui-même, évoquait des souvenirs qui se perdaient dans des silences. Il renversa son café par terre, jura, rougit, présenta des excuses pour ses jurons.

« Je ne suis pas en sucre, répondit-elle, et je n’ai plus cinq ans. Je pense avoir conscience des difficultés que vous traversez. Ce n’est pas facile pour moi non plus, mais ne pourrions-nous pas repartir de zéro, en adultes ?

— En adultes. Bien sûr. C’est juste que…

— Que quoi ? »

Il se redressa.

« Je suis tellement content de te voir, Lil. »

Elle se mordit la lèvre et hocha la tête.

Elle savait ce qu’il était, voilà le problème. Il restait assis là, comme quelqu’un de normal, à tripoter ses manchettes et à tambouriner sur la table, alors qu’il n’était pas plus normal que Tom Compton : ils avaient été touchés par quelque chose d’une immensité telle qu’elle défiait l’imagination.

Son père demi-humain.

Elle lui décrivit brièvement sa vie. Approuverait-il son travail – chiens écrasés d’un journal de Sydney, enquêtes, articles de magazines, chronique en propre ? Lily était une célibataire carriériste de trente ans, description peu flatteuse qui évoquait, même pour elle, une vieille fille racornie, le plus souvent mal maquillée et dorlotant ses chats. Était-ce là ce que Guilford voyait en face de lui ?

Il semblait cependant se préoccuper surtout de la sécurité de son interlocutrice.

« Dire qu’il a fallu que tu te retrouves mêlée à tout ça, marmonna-t-il.

— Je ne le regrette pas. C’est effrayant, d’accord, mais ça répond aussi à un tas de questions. J’étais fascinée par la Darwinie, par l’idée de la Darwinie, dès mon enfance, bien avant d’être capable d’y comprendre quoi que ce soit. J’ai assisté à divers cours, à l’université – géologie, théorie de la genèse, « Historiographie implicite », comme on dit, étude des fossiles darwiniens, ce genre de choses. Il y a tant à apprendre sur le continent, mais on retombe toujours sur le mystère qui est au cœur de son existence, et personne n’a l’ombre d’une explication, à moins qu’on n’accepte celle des théologiens. Quand j’ai découvert vos notes – et, plus tard, que j’ai rencontré Tom – j’ai compris qu’il existait une explication, si étrange et difficile à admettre qu’elle soit.

— Il aurait peut-être mieux valu que tu ne la trouves pas.

— L’ignorance n’a rien d’une bénédiction.

— J’ai peur pour toi, Lil.

— J’ai peur pour le monde entier. Je ne peux pas laisser cela m’arrêter. » Comme il souriait, elle ajouta : « Je ne plaisante pas.

— Je sais bien. C’est juste que, l’espace d’un instant, tu m’as rappelé quelqu’un.

— Ah ? Qui ça ?

— Mon père. Ton grand-père.

— J’aimerais que vous me parliez de lui, avoua-t-elle, après une hésitation.

— J’aimerais t’en parler. »

À la vérité, il voyait en elle beaucoup de Caroline. Malgré sa chevelure plus claire, Lily eût pu être Caroline – elle avait l’air aussi volontaire, quoique dépourvue du noyau dur d’anxiété et de doute de sa mère. Cette dernière avait toujours eu tendance à fuir le monde, alors que Lily voulait le prendre à bras-le-corps.

Tom leur fit remarquer que la salle à manger de l’hôtel était un lieu trop public pour le bien de Guilford, d’autant que les clients du soir arrivaient. Le photographe escorta donc sa fille jusqu’à la plage de galets qui s’étendait au pied de la colline, au nord des quais.

Le soleil couchant dessinait un patchwork d’ombre parmi les rochers. Des rubans d’algues s’accrochaient à un pilier de bois brisé. Un ver de sel bleu vif se tortillait, à la poursuite de l’eau qui baissait.

Lily cueillit une mûre de sable dans les maigres buissons poussant au-dessus de la ligne de marée.

« La baie est magnifique, commenta-t-elle.

— C’est une poubelle, Lil, répondit son père. L’océan y rejette tout. Goudron de pin, eaux usées, huile de moteur, essence. On emmène Nicholas se baigner sur les plages au nord de Fayetteville, là où l’eau est encore propre.

— Tom m’a parlé de Nicholas. J’aimerais bien le voir, un jour.

— Je l’aimerais aussi. Seulement je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. D’après Tom, tu as pris des risques. Alors il faut que je te pose la question, Lil : pourquoi es-tu ici ?

— Peut-être pour vous voir.

— C’est vrai ?

— Oui.

— Mais ce n’est pas tout.

— Non, en effet. »

Ils s’assirent sur une digue de béton craquelé.

« Vous aviez raison, vous savez. Ma mère vous a cru fou – à moins qu’elle n’ait été bouleversée de vous savoir en vie, ce qui faisait d’elle, je suppose, une femme adultère ou quelque chose de ce genre. Elle n’aimait pas parler de vous, même après son départ à lui.

— Tu veux dire, celui de ce Colin Watson ?

— Il n’était pas méchant. Juste malheureux. Peut-être vivait-il dans votre ombre. Comme nous.

— Il l’a quittée ?

— Au bout de quelques années. Mais on s’est débrouillées.

— De quoi Caroline est-elle morte ?

— De la grippe, l’hiver où elle a été si mauvaise. Ça n’a pas été dramatique, c’est juste que… qu’elle n’a pas guéri.

— Je suis désolé.

— Vous l’aimiez, hein ?

— Oui…

— Mais vous n’êtes jamais venu nous chercher.

— Ça ne vous aurait fait aucun bien, ni à l’une ni à l’autre. (Au contraire, ajouta-t-il en son for intérieur. Regarde Abby. Regarde Nick.) Alors, qu’est-ce que tu as décidé ? Tu ne peux rien publier là-dessus, tu as dû t’en rendre compte.

— Je suis mortelle mais pas impuissante. Tom m’a dit qu’il y avait du travail pour moi aux États-Unis. Rien de dangereux. Juste de la surveillance. De la transmission d’information.

— Tu vas te faire tuer.

— C’est la guerre.

— Ça m’étonnerait que Tokyo tienne encore longtemps.