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Elle se raidit.

« Mon Dieu… Je suis vraiment désolée !

— Vous n’y êtes pour rien. »

Moi, si, pensa Guilford.

Abby se ressaisit en s’occupant de Nick, qu’il fallut calmer et installer convenablement sur le canapé. Guilford avait poussé le meuble loin de la porte, dans un angle de la pièce, le dossier tourné vers l’extérieur.

« C’est un fort, déclara Nick.

— Un fort imprenable », acquiesça sa mère.

Aspirant longuement entre ses dents serrées, elle calcula le temps qui restait jusqu’au matin. Il y a des gens qui nous veulent du mal. Ils ont coupé le courant et le téléphone. On ne peut pas partir, on ne peut pas appeler à l’aide, on ne peut pas se battre…

Guilford l’entraîna à l’écart, en compagnie de la visiteuse. Bien qu’il n’aimât pas parler de son passé, Abby connaissait l’existence de sa fille, qu’il avait quittée vingt-cinq ans plus tôt, à Londres. Elle devina qui était la jeune femme avant même que son mari n’annonçât : « Abby, je te présente Lily. »

C’était évident. Elle avait les yeux des Law, d’un bleu de matin d’hiver, et leur froncement de sourcils permanent.

« Je suis ravie de faire votre connaissance », affirma Abby. Puis, prenant conscience de la situation : « Je veux dire que j’aimerais… en d’autres circonstances…

— Je vois ce que vous voulez dire, déclara Lily avec gravité. Merci, Mrs. Law. »

Que savez-vous des Anciens ? se demanda Abby. Qui vous a initiée à leurs secrets ? Et que sait Guilford ? Qui rôde dans la nuit, prêt à tuer mon mari et mon fils ?

Mais elle n’avait pas le temps de s’occuper de ces questions, pas maintenant. Elle ne pouvait s’offrir ce luxe : peur, colère, stupeur, chagrin.

Nicholas leva les yeux vers son père, qui arrangeait sa couverture.

Tout paraissait étrange, à la clarté des bougies. La maison elle-même semblait plus vaste, plus vide, comme grandie, dans l’ombre. Le garçon savait qu’il y avait un gros problème, que portes et fenêtres avaient été fermées afin de tenir à l’écart quelque chose de dangereux. « Les méchants », avait dit Tom Compton. Pour Nick, cela évoquait le cinéma. Les voleurs de concession ou de serpents à fourrure, costauds aux yeux cernés de noir. Les tueurs.

« Essaie de dormir. Demain matin, tout s’arrangera. »

Mais le sommeil était bien loin. L’enfant contempla son père avec l’impression, aussi douloureuse qu’un coup de poignard, qu’il était en train de le perdre.

« Bonne nuit, Nick », conclut Guilford en lui caressant les cheveux.

Le garçon comprit « Adieu. »

Lily montait la garde.

La maison possédait deux issues, la première dans la salle à manger, la deuxième dans la cuisine, plus facile à défendre avec son unique petite fenêtre et sa porte étroite. Ladite porte était verrouillée. La fenêtre aussi. Lily savait cependant que ni l’une ni l’autre ne représenteraient un obstacle bien gênant pour un attaquant déterminé.

Elle attendait, assise sur une chaise de bois, le vieux Remington de Guilford sur les genoux. La pièce n’étant pas éclairée, elle avait entrouvert les stores et rapproché sa chaise de la fenêtre. La nuit sans lune n’était trouée que par quelques étoiles étincelantes, mais la jeune femme distinguait dans la baie les lumières des cargos, constellation terrestre.

Le fusil la rassurait, quoiqu’elle n’eût jamais tiré de gibier plus imposant qu’un lapin.

Bienvenue à Fayetteville, ironisa-t-elle intérieurement. Bienvenue en Darwinie.

Toute sa vie, elle avait dévoré des livres sur la Darwinie, parlé de la Darwinie, rêvé du continent, nuit et jour, à la grande tristesse de sa mère. Il la fascinait. Depuis sa plus tendre enfance, elle voulait en sonder par elle-même l’étrangeté. Et voilà où elle en était : seule dans le noir, en lutte contre des démons.

Il faut se montrer prudent dans ses souhaits.

Elle savait pratiquement tout ce que la science naturelle avait appris sur la Darwinie – c’est-à-dire pas grand-chose. Des détails à la pelle, bien sûr, voire un peu de théorie. Mais la grande question centrale, le simple pourquoi humain, douloureux, restait sans réponse. Il était toutefois intéressant de constater qu’une des autres planètes du système solaire, au moins, avait été touchée par le phénomène. L’Observatoire royal du Cap et l’Observatoire national de Bloemfontein avaient tous deux publié des photos de Mars mettant en évidence des différenciations saisonnières et la présence de grands plans d’eau. Un nouveau monde tournait dans le ciel, une Darwinie planétaire.

Pour Lily, les lettres de son père avaient donné à tout cela un sens que lui-même ne paraissait pas vraiment saisir. Guilford, Tom et les autres Anciens avaient réussi là où Sullivan, le botaniste, avait échoué : ils avaient expliqué le miracle en termes profanes. Une explication étrange, certes, au point que Lily ne parvenait pas à imaginer quel genre d’expérience pourrait en prouver l’exactitude. Mais cette étonnante théographie d’Archives, d’anges et de démons n’eût pu naître en tant de lieux et s’accorder sur tant de points sans receler une grande part de vérité.

La jeune femme était d’abord restée sceptique – considérant les lettres et notes de son père comme les délires hallucinatoires d’un malheureux à demi-mort de faim. Jeffersonville l’avait fait changer d’avis.

Tom Compton aussi. Une fois dans le secret des Anciens, elle avait même compris l’inutilité d’écrire quoi que ce fût sur cette histoire. On ne la laisserait pas publier ses articles, et dans le cas contraire, nul ne la croirait. Car il n’existait évidemment aucune cité en ruine parmi les contreforts alpins. Rien qui eût été cartographié, photographié, survolé, voire entraperçu de loin, excepté par l’expédition disparue. Les démons avaient cousu la vallée telle une manche déchirée, avait déclaré Tom. Ils en étaient capables.

Pourtant, la ville, au moins de quelque intangible manière, était toujours là.

Lily se tint éveillée en imaginant cette cité au cœur de l’arrière-pays darwinien. L’antique nombril du monde, dénué d’âme. L’axe du temps. Le lieu de rencontre des vivants et des morts. Elle regrettait de ne pouvoir le contempler, tout en ayant conscience de l’absurdité de ses regrets ; quand bien même elle l’eût découvert (ce qui était impossible à une simple mortelle), elle se fût trouvée en danger, peut-être à l’endroit le plus dangereux de la Terre. Mais l’étrangeté qu’elle lui prêtait l’attirait, tout comme, durant son enfance, l’avaient attirée certains noms sur la mappemonde : mont Kosciusko, Artois, mer de Tasman. Le mirage de l’exotisme – que la petite fille de Wollongong fût bénie d’y avoir succombé. Mais voilà où j’en suis, à serrer un fusil contre moi.

Jamais elle ne verrait la cité. Contrairement à Guilford qui, lui, la reverrait. Tom l’avait dit à la jeune femme. Guilford serait là, pour la grande bataille… à moins que son amour obstiné de son monde ne le retînt.

« Guilford aime trop notre monde, avait déclaré Tom. Autant que s’il était réel.

— Ne l’est-il pas ? avait-elle demandé. Il a beau être constitué de nombres et de machines… n’est-il pas assez réel pour qu’on l’aime ?