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XXXII

Des centaines d’hommes dans son genre travaillaient à la voie ferrée transalpine.

Leur carte du Syndicat du rail en poche, ils sculptaient les montagnes au T.N.T., jetaient des ponts sur les précipices, fixaient les rails. À moins qu’ils ne fussent ingénieurs, porteurs, graisseurs, machinistes, arrimeurs.

Lorsque l’ouvrage se faisait rare, ils disparaissaient dans la nature pour des mois. Ou, presque aussi facilement, dans les bas quartiers enfumés de Tilson et New Pittsburgh, sur le Rhin.

C’étaient des solitaires peu bavards qui n’avaient ni famille ni amis. Ils paraissaient plutôt jeunes (leur donner un âge n’était pas facile), mais une sorte d’aura d’ancienneté les enveloppait. Leurs attitudes, leur économie de mouvements évoquaient une patience terrible, obstinée.

Karen Wilder connaissait ce genre d’hommes. Elle en avait vu assez. Simplement, depuis quelque temps, elle en voyait plus que jamais.

Karen tenait le bar du Schaffhausen Grill, à Randall, dans les Nouveaux Territoires intérieurs, depuis cinq ans. Arrivée sans le sou d’une ville minière des Pyrénées, à la recherche d’un travail, elle s’était arrangée avec le propriétaire : pas de bêtises. Elle jouait les employées modèles, mais le cuisinier évitait de laisser ses mains s’égarer, et elle ne montait pas avec les clients. (Ce qui posait moins de problèmes ces derniers temps, la quarantaine sonnée. Les propositions, si elles n’avaient pas cessé, étaient devenues plus rares.)

Randall constituait une étape sur la route Rhin-Ruhr. De gros wagons de marchandises y passaient chaque jour, alourdis du charbon destiné à Tilson, Carver ou La Nouvelle-Dresde. L’autoroute intérieure coupait les rails au pied des chutes. La tête de ligne s’était incroyablement étendue en quelques années. Des familles respectables s’y étaient installées. Pourtant, Randall restait une ville-frontière, où les lois relatives à l’immigration et aux concessions attiraient toujours en un flot abondant l’écume des cités. Les nouveaux se montraient pénibles ; discutailleurs, prompts à la bagarre. Karen préférait les vieux de la vieille, même (ou surtout) les moins bavards, comme Guilford Law.

Elle avait su qui il était à l’instant précis où il avait franchi le seuil du Schaffhausen – pas son nom, son genre.

Un vieux de la vieille de la plus belle eau. Mince, presque décharné. Grandes mains. Regard sans âge. Karen avait été tentée de lui demander ce qu’il avait vu.

Quoiqu’il fût un habitué depuis maintenant un an, un an et demi, il parlait peu. Il venait le soir, mangeait frugalement, prenait un verre. Sans doute aimait-il bien la barmaid – ils ne manquaient jamais d’échanger quelques mots sur le temps ou les dernières nouvelles. Dans ces moments-là, il se penchait vers elle comme une plante ombragée s’incline vers le soleil.

Mais il montait toujours avec les filles.

Ce soir-là, les choses se passaient un peu différemment.

À la mi-septembre, le Schaffhausen n’attirait en général que les gens du cru. La foule de l’été, bûcherons et éleveurs de serpents, mais aussi touristes peu argentés voyageant par le train, était partie pour des régions plus chaudes. Cette fois, le propriétaire, désireux d’attirer le chaland, avait loué les services d’un groupe de jazz de Tilson. Malheureusement, les musiciens lui revenaient cher, l’absence de talent féminin parmi eux se faisait sentir, et le trompettiste aimait jouer des gammes hésitantes d’ivrogne sur la grand-place, à l’aube. L’effort n’avait donc pas duré. Le Schaffhausen était retombé dans son calme habituel.

Les vieux de la vieille avaient alors commencé à se montrer. (On les appelait parfois les Anciens.) Rien que de très normal, au début. Il y en avait toujours eu, à Randall. Louant brièvement de petites chambres poussiéreuses puis déménageant. Payant leurs factures, ne posant pas de questions et n’aimant pas qu’on leur en posât. Ils faisaient partie du décor, de même que les serpents sauvages qui rôdaient dans les collines, au sud.

Mais depuis peu, certains restaient en ville plus longtemps que d’habitude, et il en arrivait d’autres.

Ils se rassemblaient par groupes au Schaffhausen, discutant à voix basse de Dieu savait quoi, si bien que Karen, malgré toutes ses bonnes résolutions, se sentait tenaillée par la curiosité.

Aussi, lorsque Guilford Law vint s’asseoir au bar pour commander à boire, posa-t-elle sa consommation devant lui en demandant :

« C’est une convention ou quoi ? »

Il la remercia poliment, avant d’ajouter :

« Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Ben voyons.

— Karen, c’est ça ? reprit-il en lui jetant un long regard.

— Mmh. »

Exactement, monsieur l’habitué-depuis-un-an. Karen.

« Eh bien, Karen, c’est une question bizarre.

— Autrement dit, ça ne me regarde pas. Mais il se prépare quelque chose.

— Vraiment ?

— Pour ceux qui savent regarder. Je suis prête à parier que tous les pouilleux du rail et les coureurs des bois des Territoires sont là, cette nuit. Vous êtes faciles à reconnaître, vous savez, vous avez tous un je-ne-sais-quoi de particulier. »

Comme quelque chose d’affamé et de désespéré qui refuserait de mourir. Mais elle garderait cela pour elle.

Une fraction de seconde, elle crut qu’il allait se confier. L’expression qui lui passa sur le visage trahissait une solitude si parfaite que la barmaid sentit sa lèvre inférieure se mettre à trembler.

Pourtant, il se contenta de dire :

« Vous êtes ravissante, jeune fille.

— C’est la première fois en quinze ans qu’on me qualifie de jeune fille, Mr. Law.

— L’automne va être difficile.

— Vraiment ?

— Je vais sans doute cesser de venir un moment. Écoutez. Si au printemps je suis de retour, je passerai vous voir. À condition que ça ne vous dérange pas, bien sûr.

— Je suppose que non. Le printemps n’est pas pour demain.

— Si je ne reviens pas… »

D’où ? Elle attendit qu’il achevât.

Il se contenta de vider son verre en secouant la tête.

Ravissante, avait-il dit.

Elle recevait tous les jours une douzaine de compliments mensongers d’hommes ivres ou indifféremment obsédés par les femmes. Ils ne signifiaient rien. Mais les quelques mots de Guilford Law l’accompagnèrent toute la soirée. Si simples, si tristes, si étonnants.

Peut-être viendrait-il la voir… Peut-être tout irait-il bien.

Pourtant, ce soir-là, son verre terminé, il partit seul, tel un animal blessé. Lorsqu’elle le défia du regard, il détourna les yeux.

XXXIII

Lily quitta son travail à seize heures trente pour se rendre au National Museum. Le temps était frais, clair, vif, le bus empli d’employés moroses, des hommes d’âge mûr en complet de laine peignée et chapeau mou totalement ignorants de l’imminence de la guerre céleste. Tout ce qu’ils voulaient, c’étaient un verre, leur dîner, un autre verre, les enfants au lit, la télé – sur une des deux chaînes nationales – et, peut-être, un dernier verre avant d’aller se coucher.

Elle les enviait.

Au-dessus des portes du musée flottaient d’immenses bannières évoquant des étendards baroniaux et proclamant le thème de l’exposition :

LA TRANSFORMATION DE L’EUROPE

Comprendre le Miracle