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Le mot « Miracle » était sans doute censé apaiser les lobbies religieux. Lily, elle, préférait garder au continent l’ancien surnom que lui avait donné Hearst : la Darwinie. À présent, l’ironie de la chose était oubliée ; la plupart des gens admettaient que la nouvelle Europe possédait une histoire biologique propre, quelle qu’en fût la signification. Lily imaginait parfaitement le jeune Charles Darwin attrapant des coléoptères dans les marches rhénanes pour ensuite chercher à percer le mystère de la transformation. Mais peut-être pas son mystère principal.

Descendue du bus – bouffée d’air frais –, elle pénétra dans les salles à l’éclairage fluorescent.

L’exposition était immense. Sans y prêter attention, elle gagna directement la vitrine dévolue à l’expédition Finch de 1920 et au bref conflit anglo-américain. De vieux compas, d’antiques presses à plantes, des théodolites, une stèle funéraire grossière, récupérée des années après les événements sur les berges du Rhin, en dessous du lac de Constance : À la mémoire du professeur Thomas Markland Gillvany. Des photographies des scientifiques : Preston Finch, d’une raideur ridicule sous son casque colonial ; Avery Keck, émacié ; Gillvany le malchanceux ; John Watts Sullivan, qui avait souffert le martyre… Ni Diggs, le cuisinier, ni Tom Compton ne figuraient parmi eux, mais Guilford Law était là, mal rasé, en chemise de flanelle, fixé sur la plaque durant son expédition précédente le long de la Gallatin – jeune homme aux sourcils froncés, aux ongles sales, armé d’un appareil photographique.

Lily toucha la vitrine du bout du doigt. Elle n’avait pas vu son père depuis vingt ans, depuis ce terrible matin à Fayetteville où le soleil s’était levé sur ce qui, pour elle, évoquait un océan de sang.

Il n’était pas mort. Si graves qu’eussent été ses blessures, elles avaient très vite guéri. À l’hôpital d’Oro Delta, on l’avait placé sous surveillance : la police locale voulait des explications sur les morts d’Abby, de Nicholas, de trois étrangers anonymes et de Carlyle, le shérif. Toutefois, les médecins n’avaient pas prévu que leur patient récupérerait aussi vite l’usage de ses jambes ; il s’était enfui une nuit, après avoir assommé un garde. Les autorités l’avaient placé sous le coup d’un mandat d’arrêt, mais ce n’était qu’une réaction symbolique : les fugitifs disparaissaient corps et biens, sur le continent.

Il vivait toujours.

Elle le savait. Les Anciens la contactaient de temps en temps. Puisqu’elle leur transmettait périodiquement ce qu’elle apprenait en tant que secrétaire de Matthew Crane – fonctionnaire possédé des démons employé par le ministère de la Défense –, ils la rassuraient sur le sort de son père.

Il vivait toujours, travaillant contre l’Apocalypse.

Les temps étaient proches, Lily en avait été avertie.

Elle s’immobilisa devant un diorama illuminé.

Devant elle se dressait un fossile bipède darwinien dont elle avait oublié le nom latin imprononçable, un monstre à quatre bras qui, tout récemment encore – durant l’Ère glaciaire –, avait hanté les plaines européennes, une bête formidable. Le squelette, de près de trois mètres, s’ornait d’une épine ventrale massive, à laquelle avaient autrefois été attachés de longs muscles épais, et d’un crâne en dôme, aux mâchoires chargées de crocs coupants comme des rasoirs. À son côté figurait une reconstitution complète – peau chitineuse, yeux de verre, griffes dentelées aussi longues que des couteaux de cuisine – égorgeant un serpent à fourrure.

Une exposition de musée, comme la photographie de Guilford Law ; mais Lily savait que ni son père ni la bête n’étaient réellement éteints.

« On ferme, m’dame », lança le gardien de nuit, un petit homme bedonnant, nasillard, aux yeux bien plus vieux que son visage.

Lily ne connaissait pas son nom, bien qu’ils se fussent vus souvent, toujours de cette manière. C’était son contact.

Comme toujours, elle lui tendit un livre. Les Canaux martiens reconsidérés, un ouvrage de vulgarisation scientifique acheté la veille, dans un grand magasin d’Arlington, et où figuraient les derniers clichés du mont Palomar. Elle n’y avait guère jeté qu’un coup d’œil, en intercalant entre les pages les documents photocopiés à son travail.

« Quelqu’un a oublié ça », expliqua-t-elle.

Les grosses mains du gardien se refermèrent sur le volume.

« Je vais l’apporter aux Objets trouvés. »

Lily avait entendu la plaisanterie assez souvent pour se mettre à appeler ainsi en son for intérieur les Anciens, les Vétérans, les Immortels : les Objets trouvés.

« Merci. »

Elle rassembla son courage pour se forcer à sourire avant de s’éloigner.

Le vieillissement, se disait Matthew Crane, ressemblait aux décrets de la Justice. Non seulement il s’appliquait, mais il fallait encore que cela se vît.

Le fonctionnaire avait mis au point plusieurs techniques afin de ne pas avoir l’air trop jeune.

Une fois par an – l’automne –, seul dans sa salle de bains en marbre, il se douchait, s’essuyait puis, installé devant le miroir, une pince à épiler à la main, s’arrachait les cheveux pour donner l’illusion que son front se dégarnissait. Les dieux ne daignaient pas l’anesthésier durant l’opération, mais il avait fini par s’accoutumer à la douleur.

Cela fait, il gravait au rasoir quelques nouvelles rides sur son visage.

Il y fallait du doigté. Tout le problème consistait à couper profond (mais pas trop) et à plusieurs reprises. Prenez le coin de l’œil, par exemple. Le globe oculaire proprement dit ne devait pas être touché. Crane guidait d’une main ferme la lame le long de sa joue. L’entaille s’emplissait de sang. Il épongeait et recommençait. Au bout du quatrième ou cinquième passage, la chair obstinément immortelle s’ornait d’une cicatrice permanente.

C’était de l’art.

Crane était bien évidemment conscient de ce qu’en eût pensé un individu non informé, à savoir qu’il y avait de quoi donner la chair de poule. Couper, éponger, couper, à la manière d’un chirurgien opérant sur un cadavre, non sans prendre garde aux nerfs qui couraient sous la peau. Une année, sa lèvre était restée flasque trois jours durant, au point qu’un de ses subordonnés lui avait demandé s’il n’avait pas été victime d’une crise cardiaque. La tâche, délicate, requérait patience et sûreté de gestes.

Le nécessaire, la Trousse de Maquillage de l’Immortel, était enfermé dans un sac en cuir, lui-même rangé dans l’armoire à pharmacie : rasoirs neufs, pierre à aiguiser, boules de coton, pinces à épiler.

Le papier de verre contrefaisait à merveille l’usure d’une peau vieillissante.

Crane avait un faible pour le grain numéro dix, dont il se frottait jusqu’à ce que ses pores devinssent sanglants.

L’illusion ne pouvait certes perdurer indéfiniment, mais ce ne serait pas nécessaire. Bientôt, la guerre prendrait un tour différent ; les déguisements seraient oubliés ; dans six mois, un an… tout changerait. Le fonctionnaire avait au moins obtenu cette promesse.

Son travail au rasoir achevé, il nettoya l’instrument, rinça les gouttes de sang tombées dans le lavabo, tira la chasse pour évacuer le coton rougi jeté dans les toilettes. Il allait quitter la salle de bains, satisfait du résultat, lorsque quelque chose le frappa. L’ongle de son index gauche était tombé, laissant un vide – une dentelure rose humide.

Curieux. Crane ne se rappelait pas l’avoir perdu. Il n’avait rien senti.

Saisi d’une soudaine inquiétude, il leva les mains afin de les examiner.