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Il lui manquait deux autres ongles, au pouce et à l’auriculaire droits. Il tira doucement sur celui du pouce gauche, pour voir. Le petit morceau de corne se détacha de la chair dans un bruit de succion répugnant et tomba dans le lavabo ; il brillait telle une aile de scarabée sur la porcelaine embuée.

Voilà qui est nouveau…

Crane avait-il attrapé une maladie de peau ? Cela passerait sans doute. Les ongles repousseraient. Après tout, il en allait toujours ainsi. Quand on était immortel.

Les dieux ne firent pas de commentaire.

XXXIV

La dernière cliente d’Elias Vale était une Caraïbe en train de mourir d’un cancer.

Felicity, puisque tel était son nom, avait affronté la pluie automnale sur des jambes épaisses comme des brindilles pour venir consulter le voyant dans son appartement minable de La Nouvelle-Dresde charbonnière. Sa robe à l’imprimé fleuri pendait sur son corps creusé telle une tente effondrée. Les tumeurs – le dieu de Vale les percevait – avaient déjà envahi poumons et intestins.

Le spirite ferma les volets sur les rues humides, les visages sombres, les cheminées d’usines et la puanteur. La vieille femme – soixante-dix ans – laissa échapper un soupir lorsque la lumière s’adoucit. Les contours heurtés du visage de son hôte lui avaient infligé un choc. Cela ne le gênait pas. Peur et respect faisaient bon ménage.

« Est-ce que je vais mourir ? » demanda Felicity d’une voix faible, encore empreinte d’inflexions de Spanish Town.

Nul besoin d’être médium pour établir un diagnostic : il suffisait de la voir pour comprendre qu’elle agonisait. Qu’elle fût parvenue à grimper l’escalier de l’immeuble tenait du miracle. Mais, bien sûr, elle n’était pas là pour entendre la vérité.

Le spirite s’assit en face d’elle, de l’autre côté d’une petite table de bois, sa jambe plus courte appuyée sur un livre de tables astrologiques. Les yeux jaunâtres de la vieille femme brillaient dans la clarté aqueuse. Il lui tendit la main, une main douce et potelée ; celle de la malheureuse était émaciée, la peau parcheminée autour de la paume livide.

« Vous avez les mains chaudes, commença-t-il.

— Les vôtres sont froides.

— Cette chaleur est bon signe. C’est la vie, Felicity. La sentez-vous ? Les longs jours que vous avez vécus courent à travers votre corps comme de l’électricité. Spanish Town, Kingston, le bateau pour la Darwinie… votre mari, vos enfants, toutes ces années sont là, sous votre peau.

— Combien encore ? » demanda-t-elle d’un ton sévère.

Le dieu de Vale ne s’intéressait pas à elle. Seuls comptaient les quinze dollars de consultation qu’elle allait payer. Elle n’existait qu’afin de remplir le porte-monnaie du spirite avant qu’il prît le train pour l’Apocalypse.

Prêt ou non.

Toutefois, il était navré pour elle.

« En sentez-vous le flot, Felicity ? Le flot du sang ? Du fer et de l’air qui courent des hautes montagnes de votre cœur jusque dans le delta de vos doigts et de vos orteils ? »

Elle ferma les yeux, tressaillant légèrement à la pression qu’il exerçait sur son poignet.

« Oui, murmura-t-elle.

— C’est un flot puissant, bien établi, aussi imposant que celui du Rhin.

— Où va-t-il – au bout du compte ?

— À l’océan, répondit Vale gentiment. C’est là qu’ils vont tous.

— Mais… pas tout de suite ?

— Non, pas tout de suite. Il n’est pas encore tari.

— Je me sens tellement mal. Parfois, le matin, je n’arrive pas à me tirer du lit.

— Vous n’êtes plus jeune, Felicity. Pensez aux enfants que vous avez élevés. À Michael, qui construit des ponts dans les montagnes ; à Constance, qui a elle-même des enfants déjà grands.

— À Carlotta, murmura la vieille femme, ses yeux tristes toujours clos.

— À la petite Carlotta, aussi ronde et jolie que le jour de sa mort. Elle vous attend, Felicity, mais avec patience. Elle sait que l’heure n’est pas venue.

— Combien de temps ?

— Tout le temps du monde. »

Ce qui n’était pas grand-chose.

« Combien de temps ? » répéta-t-elle, d’une voix assez pressante pour rabattre l’orgueil du spirite.

Ce sac d’os et de tissus pourris contenait encore une femme énergique.

« Deux ans. Trois, peut-être. Assez pour que vous voyiez les enfants de Constance voler de leurs propres ailes. Assez pour faire ce que vous avez à faire. »

Elle poussa un long soupir de soulagement et de reconnaissance. Son souffle avait la même odeur que la boucherie de Hoover Lane, celle où des carcasses de chèvres pendaient dans la vitrine comme des décorations de Noël.

« Merci, professeur, merci. »

Elle ne passerait pas le mois.

Le dépôt ferroviaire de La Nouvelle-Dresde n’était qu’un grand terrain vague noir de suie, qu’éclairaient des lampes à l’éclat dur montées sur poteaux métalliques. Les tours de la cité se dressaient derrière les bâtiments bas telles des pierres tombales embrumées par la pluie.

Vale, vêtu de sombre, portait un sac en tissu où il avait enfermé quelques affaires. Son argent reposait dans sa ceinture. Les plis de son pantalon dissimulaient un pistolet.

Il se glissa à plat ventre sous une portion tordue de la clôture, se trempant les genoux dans la boue. La terre compressée, mêlée de cendres et de fragments charbonneux, était semée de flaques d’eau où flottaient des nappes d’huile irisées. Depuis près d’une heure, le spirite frissonnant attendait qu’un train pour l’intérieur des terres fût aiguillé sur la voie la plus proche. À présent, le ronflement d’un moteur diesel forcissait, le phare d’une locomotive brillait dans l’obscurité striée de pluie.

Vas-y. Dépêche-toi.

Le sentiment d’urgence de son dieu pénétrait Vale, mais il ne concernait pas ce train en particulier. L’histoire humaine tombait en flèche vers le point zéro, plus vite encore peut-être que les dieux ne l’avaient prévu. Vale avait à faire. Il n’était pas venu pour rien en ces lieux désolés.

Jetant son sac par la portière ouverte d’un wagon plate-forme, il s’y propulsa aussitôt, roulant sur lui-même et se tordant les doigts de la main gauche.

« Merde », murmura-t-il.

Il s’assit contre les planches de la paroi opposée. La puanteur des cargaisons passées l’enveloppait : foin moisi, serpents à fourrure, bétail promis à l’abattoir. Les lumières du dépôt défilaient, clignotantes, devant la portière.

Le spirite n’était pas seul. Dans le coin le plus éloigné du wagon était blotti un autre homme, visible par éclairs. Vale porta d’instinct la main à son arme, mais une lumière dure fugitive lui montra son compagnon : vieux, négligé, les yeux caves, sans doute ivre d’après-rasage ou d’alcool antiseptique. Une gêne, peut-être ; pas un danger.

« Salut, étranger, lança le vieillard.

— Fichez-moi la paix », riposta Vale, tranchant.

Le fardeau des ans pesait sur lui. Bien des années d’anonymat s’étaient écoulées depuis Washington, durant lesquelles il avait mené une vie de marginal dans les quartiers marginaux de bien des villes : La Nouvelle-Orléans, Miami, Jeffersonville, New Pittsburgh ou La Nouvelle-Dresde. Il apprenait de petites choses utiles aux dieux et ne manquait jamais de rien, malgré, parfois, une réelle pauvreté. Sans doute le gardait-on en réserve en attendant l’appel ultime, la dernière trompette, l’ascension divine au-dessus de l’humanité.

La peur ne le quittait pas : que se passerait-il si la bataille n’avait pas lieu ? S’il était condamné à une ronde sans fin d’appartements bon marché, aux confessions des impuissants, des agonisantes, des veufs éplorés, aux maigres consolations des alcools à bas prix et de l’héroïne turque ?