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Bientôt, murmura son dieu. Ou peut-être sa propre voix intérieure. Il commençait à avoir du mal à les distinguer.

Bientôt. Bientôt.

Le train bringuebalant s’enfonçait dans l’arrière-pays. Il laissait derrière lui les forêts d’arbres-mosquées et de pins-sauges ruisselants, les ponts d’acier glissants de brume automnale, pour filer vers l’Est sauvage, l’Apocalypse.

Vale se réveilla baigné de soleil. Le clochard se penchait sur lui. Le spirite, cherchant à tâtons son pistolet, s’écarta aussitôt du vieillard puant.

Ce dernier recula, ses mains sales levées en un geste d’apaisement.

« J’ai rien fait ! Rien du tout ! »

Le train traversait en claquant une forêt ensoleillée. Derrière la portière ouverte, une pente descendait d’une crête à une rivière moussue.

« Ne vous approchez pas de moi, nom de Dieu, avertit Vale.

— Vous vous êtes blessé à la main.

— C’est moi que ça regarde.

— Ça a l’air assez grave.

— Ça passera. »

Il s’était tordu les doigts en sautant dans le wagon, la veille au soir. Bien qu’ils ne fussent pas douloureux, ils avaient une allure bizarre.

Quatre des cinq ongles étaient tombés, révélant une curieuse chair pâle.

XXXV

Ils venaient de la côte et de l’arrière-pays, de Tilson, Jeffersonville, New Pittsburgh et une centaine de villes plus petites ; des Alpes, des Pyrénées, des quatre coins des Territoires. Ils se réunissaient, armée secrète, aux carrefours des routes et des voies ferrées, dans une douzaine de villages et d’auberges sans nom. Le moindre d’entre eux était armé : pistolet, fusil, carabine. Les munitions, envoyées par caisses aux têtes de ligne comme Randall ou Perseverance, poursuivaient leur chemin dans des camions ou des chariots, avant d’être distribuées dans des tentes-armureries au cœur de la forêt. Des artilleurs arrivaient là déguisés en paysans, les armes lourdes dissimulées sous des bottes de paille.

Guilford Law, ayant passé toute l’année à jouer les éclaireurs, connaissait à fond les collines et vallées environnantes. Il suivait à présent sa propre piste vers la cité des démons, attentif au moindre signe de présence ennemie.

Le temps, clair et frais, promettait de le rester. Les arbres-mosquées ne perdaient pas leurs feuilles anguleuses, elles tournaient simplement au gris quand la saison avançait. Le sol, humus végétal semé de mousses versicolores, ne gardait nulle empreinte. Guilford progressait dans les ombres au parfum de cannelle, parmi les doigts minces du soleil. Sa veste en peau de serpent salée, qui lui arrivait au genou, cachait son fusil automatique.

La cité des démons ne figurait sur aucune carte. Aucune route connue n’en approchait. Missions topographiques et reconnaissances aériennes l’ignoraient également. Ni le terrain ni le climat alentour ne tentaient bûcherons ou paysans à la recherche d’une concession. Des avions privés, notamment les petits hydravions Winchester populaires dans les Territoires, la survolaient parfois, sans que leurs pilotes remarquassent rien d’anormal. La vallée boisée, coupée des perceptions humaines dans les années postérieures à sa quasi-découverte par l’expédition Finch, était invisible aux yeux humains.

Mais pas à ceux de Guilford.

Attention, maintenant, se recommanda-t-il. Le terrain s’élevait en une série de crêtes arborées. Il ne serait que trop facile de se faire remarquer en traversant ces arêtes rocheuses érodées.

Peut-être n’était-ce pas simple coïncidence s’il approchait de la cité par la même colline d’où il l’avait vue pour la première fois, près de cinquante ans plus tôt.

Quoique non : il l’avait vue bien longtemps auparavant… tout juste construite, il y avait dix mille ans de cela, ses blocs de granite arrachés de frais à la montagne, ses avenues emplies de bipèdes puissamment caparaçonnés, les avatars des psions. Ils constituaient l’aboutissement d’une évolution par laquelle les invertébrés avaient emprunté vers la colonne vertébrale un très long chemin, d’une histoire qui eût oblitéré l’ancienne Terre dans son entier sans l’intervention de la conscience galactique. Mi-vainqueurs, mi-vaincus, songea Guilford. Au cœur de la nouvelle Europe, les psions avaient laissé dans le manteau de la planète une déchirure, un puits, une machine qui communiquait directement avec les codes habilitants des Archives. Lorsque l’heure serait venue – bientôt – ils en réémergeraient afin de venir occuper la Terre tout en la dévorant.

Ici, et sur un million de planètes archivées.

Maintenant, dans le passé et le futur.

Ces souvenirs, d’une certaine manière, étaient ceux de Guilford, mais vagues, incomplets, éphémères. Conscient de ses limitations, du fragile réceptacle qu’il représentait, il se demandait s’il parviendrait à contenir ce que le dieu-Guilford se préparait à déverser en lui.

Étendu au sommet de la colline, il examina la ville à travers un voile d’herbe urticante. Des bourrasques soufflaient parmi la végétation, des massetiques s’installaient dans les poils de ses bras. Il tendait l’oreille à sa propre respiration.

La cité des démons était en pleine rénovation.

Bien que les psions n’eussent pas encore jailli de leur puits, les rues étaient animées, cette fois par des hommes possédés des démons. D’anciens combattants : comme les Anciens qui se rassemblaient dans la forêt, ils étaient morts à Ypres, sur la Marne ou en mer – morts dans un monde, vivants dans un autre. Ils servaient de conduits au transit entre les Archives et leur ontosphère. Individus sans scrupule, ils constituaient pour les psions des réceptacles parfaits. C’étaient les défenseurs de la cité des démons, armés, eux aussi, évidemment. Ils arrivaient, seuls ou par deux, depuis des mois.

Après avoir compté leurs tentes, Guilford chercha à localiser leurs retranchements et les positions de leur artillerie. Une lumière claire, cristalline, posait sur la ville les ombres des nuages. Le dôme du puits, dégagé des éboulis, était bien visible. Un panache d’air humide s’élevait de cette coquille brisée dans l’après-midi automnal.

L’éclaireur tira de sa poche un carnet, où il croqua les défenses adverses, soulignant les endroits vulnérables, les possibles voies d’attaque depuis les collines boisées. L’ennemi n’avait plus beaucoup de temps, il ne fallait pas l’oublier. Les séquences de Turing avaient bien fait leur travail. Il n’était pas aussi préparé qu’il eût dû l’être.

Ses positions n’en restaient pas moins avantageuses, cercles concentriques de tranchées et de barbelés s’étalant du pourtour en ruine de la cité jusqu’au dôme du puits.

La bataille ne serait pas facile.

Guilford espionna la ville jusqu’à la fin de l’après-midi sans rien découvrir de plus… Il n’y avait que ces rues de cadran solaire, marquant sur la terre le passage des heures.

Il repartit aussi prudemment qu’il était venu. Les ombres se rassemblaient en flaques sous les arbres, telle de l’eau. À un moment, il s’aperçut qu’il pensait à Karen, la barmaid du Schaffhausen Grill de Randall. Que pouvait-elle bien lui trouver ? Je suis aussi racorni qu’un vieux bout de cuir. Seigneur, c’est tout juste si je suis encore humain.

Pourtant, il en rêvait toujours ; le fantasme familier de la chaleur humaine… Il en rêvait toujours, avec douleur et nostalgie.