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Il se débarrassa de ses derniers vêtements puants. La pudeur n’avait pas sa place dans la ville sainte.

La faim ne tarda pas à appartenir au passé, elle aussi.

Il aurait besoin de se nourrir, par la suite, et beaucoup, pour compenser les périodes de vaches maigres, mais cela pouvait attendre.

Il lui fallait en revanche boire énormément. Ses frères avaient posé une conduite grossière menant de la rivière à la périphérie de la cité. Là, elle déversait à flot une eau au goût de pierre et de cuivre qui allait se perdre dans la terre alpine des rues défoncées. Les hommes en buvaient tous des seaux entiers.

Si on pouvait encore les qualifier d’hommes. De toute évidence, ils se transformaient en quelque chose de différent. Leur corps changeait radicalement. Certains arboraient à présent une deuxième paire de bras, excroissances courtaudes émergeant de la musculature modifiée de leur cage thoracique, ornées de doigts minuscules qui se crispaient en l’air par réflexe.

Malgré ce qu’il avalait, Vale n’avait aucune envie d’uriner. Son nouveau métabolisme s’avérait plus efficace que l’ancien – heureusement : la nuit précédente, il avait perdu son pénis. Il l’avait découvert reposant sur le matelas tel un pouce gangrené.

Toutefois, l’ancien spirite préférait ne pas trop y penser. Cela interférait avec son euphorie.

L’air automnal était frais, agréable.

Elias Vale avait prédit bien des avenirs, vrais ou faux. Il avait plongé le regard dans bien des âmes, comme à travers un cristal scintillant, pour épier ce qui y flottait. Une capacité qui avait été fort utile aux dieux. Mais il n’avait pu prédire son propre avenir.

Était-ce réellement important ?

Son dieu lui avait un jour promis fortune, vie éternelle, pouvoir. À présent, tout cela lui semblait terriblement futile – consolations offertes à un enfant.

Nous servons pour servir. Une logique fonctionnant en circuit fermé, mais tellement vraie.

Il sentait le puits de la Création battre tel un cœur au plus profond de la ville sainte.

Son visage s’était épluché comme une orange. N’ayant nul miroir où se contempler, il ignorait à quoi il ressemblait.

Son dieu l’entraîna plus loin dans la cité, l’intégra au cercle des gardiens de confiance dispersés autour du dôme central.

Elias Vale s’estima honoré de remplir pareil devoir.

Ce soir-là, il s’endormit dans l’ombre glacée de la coupole, la tête sur un oreiller de pierre. Il se réveilla au son du mortier.

XXXVIII

Guilford Law grimpa sur la crête secouée par les tirs d’artillerie.

Le bruit lui rappelait les dynamitages nécessités par la voie ferrée transalpine. Il n’y manquait que l’ébranlement des chutes de pierres. Contrairement à ce qui se passait lors du creusement des tunnels, cependant, le vacarme perdurait. Les explosions se succédaient avec une irrégularité démente, tels les battements d’un cœur affolé.

Le bois Belleau et les canons allemands.

« Ils savaient sans doute qu’on arrivait.

— Évidemment », acquiesça Tom Compton. Les deux hommes étaient blottis derrière un éboulement. « Ce qu’ils ne savent pas, c’est combien on est. » Il boutonna le col de son vieux manteau brun élimé. « Le démon est optimiste.

— Ils vont peut-être recevoir des renforts.

— Ça m’étonnerait. On a du monde dans toutes les gares et tous les aérodromes à l’est de Tilson.

— On a combien de temps ? »

Il haussa les épaules.

La réponse à cette question comptait-elle vraiment ? Non, bien sûr. La mécanique s’était mise en branle ; rien ne pourrait l’arrêter, ni la modifier.

Une faible clarté effleurait les sommets. De sa colline, Guilford dominait le chaos. La nuit enveloppait toujours la vallée, où des traînées de brouillard blanchissaient les rues. Un groupe d’Anciens, dont Erasmus, était parvenu à s’installer dans des retranchements à portée de feu des premiers bâtiments, au moins. L’aube ne pointait pas encore qu’il avait surpris le campement démoniaque en le pilonnant de ses mitrailleuses, obusiers et mortiers mêlés.

Mais l’ennemi, après s’être ressaisi, exerçait de cruelles représailles sur le flanc ouest des attaquants.

Guilford et deux cents autres Anciens se mirent à descendre la pente abrupte au nord de la cité. Les rochers et les maigres roseaux qui s’y accrochaient n’offraient malheureusement guère de protection. Seul avantage pour les assaillants, le terrain avait rendu difficile l’établissement de fortifications et la pose de barbelés.

Leur véritable objectif se trouvait désespérément éloigné : le dôme du puits, où la conscience avait emprisonné des milliers de démons semi-incarnés. Guilford se rappelait aussi cette guerre passée…

Parce que je suis là, lui souffla la sentinelle.

L’esprit était en lui, à présent. Si Guilford parvenait à l’emmener jusqu’au puits – si l’un quelconque des Anciens parvenait à y emmener son propre esprit –, peut-être les démons seraient-ils à nouveau enchaînés.

Mais à peine avait-il formulé cette pensée qu’un tireur embusqué ouvrit le feu depuis les arbres-mosquées rabougris accrochés à la pente. Un fusil automatique dont les balles déchirèrent les compagnons de l’ancien photographe…

Le déchirèrent, lui.

Il se sentit transpercé. Jeté dans la poussière par la vélocité des projectiles.

À quatre pattes, il gagna l’abri d’un maigre bosquet.

L’avant-garde, qui disposait d’un mortier, s’efforça de venir à bout du tireur. Guilford s’aperçut qu’il regardait fixement les blessures de Tom. L’épaule droite du broussard était creusée d’un grand V, tandis que sous sa côte inférieure gauche s’ouvrait un trou béant.

L’intérieur des plaies ne se composait pas de chair pantelante mais d’une vapeur grotesque aux contours lumineux ; tout le corps était configuré en une sorte de flamme pétrifiée.

Quand on perd un morceau, l’esprit commence à se voir, songea Guilford.

À contrecœur, il baissa les yeux sur son propre corps pour faire l’inventaire.

Il était grièvement blessé. Torse et ventre ouverts, vêtements brûlés. Son buste brillait telle quelque lanterne vénitienne démente. Il eût dû être mort. Peut-être l’était-il. Apparemment, il ne possédait ni sang, ni viscères, ni muscles, rien que cette chaude lumière palpitante.

Des nombres profonds, se surprit-il à penser. Étranges.

Bien qu’il ne saignât pas, son cœur battait follement dans sa poitrine en charpie. Ou n’était-ce encore qu’une illusion ? Peut-être était-il mort depuis vingt ans… il le lui avait semblé plus d’une fois. Inspirer, expirer, soulever un marteau, manier une clef ; fuir l’amour, l’amitié, durer…

Des balles s’enfoncèrent parmi les cailloux, à quelques centimètres seulement de son oreille.

Tu savais que ce jour arriverait. Il n’a été que trop repoussé.

« On est en train de se faire massacrer, murmura-t-il.

— Non, répondit Tom. Leur tireur se l’imagine sans doute, mais il a tort. Il faut être mortel pour se faire massacrer. » Il se retourna avec une grimace. « Les dieux qui nous habitent sont en train d’éclore.

— Ça fait mal.

— Je sais. »

Guilford se rappelait trop bien, trop vivement, cette longue matinée.

Il roula sur une haie de barbelés, se prit le pied dans une marcotte de racine-serpent, dégringola quelques mètres supplémentaires et atterrit le fusil au bout de son bras tendu. La pierre rugueuse lui meurtrit la joue. Il avait atteint la périphérie de la cité.