Выбрать главу

C’était moi. Le bois Belleau ; je me rappelle. Seigneur : le champ de blé rouge de coquelicots, les hommes qui tombaient de tous les côtés, les blessés qu’on laissait en arrière, en espérant que les infirmiers ne se fassent pas faucher, eux aussi, les cris, le rugissement de la fusillade, les gros rouleaux de fumée piquante… Et regardez-moi ça. Près de deux cents Anciens à peine humains le suivaient, dans leurs longs manteaux en peau de serpent, leurs treillis, leurs bonnets – casques dérisoires. Des trous de la taille de pommes s’ouvraient en eux là où ils avaient été touchés. Ils n’étaient pourtant pas immortels, après tout. Le réceptacle de leur corps ne supportait que jusqu’à un certain point la douleur et la magie. Leurs blessures pouvaient se révéler fatales ; plusieurs hommes gisaient sur la pente, aussi morts que ceux du bois Belleau.

Guilford, dépouillé d’une bonne partie de lui-même, boitillait entre des colonnes de pierre usée. Il se rappelait.

Toutes ces années, je lui ai servi de monture.

Mais nous ne sommes qu’un.

Mais nous sommes deux.

Les souvenirs jaillissaient de la cité des démons telle une vapeur surchauffée.

Autrefois, ces constructions à la pierre immaculée comme le marbre avaient abrité une race agressive, immensément puissante, destinée à servir d’instrument à la pénétration de la psivie dans le temps archivé. Ses membres vivaient en insectes, en bâtisseurs sans cervelle. Immergés à l’âge adulte dans le puits de la Création, ils en ressortaient divinités mortelles.

Car le puits ouvrait sur l’ontosphère des Archives. Il existait bien sûr des centaines de passages de ce genre. La psivie était aussi infatigable qu’ingénieuse.

Je les ai déjà vus. J’ai pris peur. Mon Dieu, de quoi peut bien avoir peur un être qui marche parmi les étoiles ?

Je me rappelle Caroline. Lily. Abby et Nicholas.

Le sang mêlé de pluie et de boue.

Le ciel bleu, sous un soleil mort depuis des millions d’années.

Je me rappelle trop de cieux.

Trop de mondes.

Il se rappelait, bien malgré lui, les milliers de Byzance de l’antique Galaxie.

Et il s’enfonçait dans des allées engorgées de pierres, traversait des places que n’atteignait pas même le soleil de midi. Les ombres se jetaient dans des océans d’obscurité.

Serais-je en train de mourir ?

Que signifiait la mort, dans un monde uniquement composé de chiffres ?

Tom le rejoignit, et ils avancèrent côte à côte sur plusieurs mètres.

« Attention, prévint le broussard. Ils sont tout près. »

Guilford ferma les yeux aux étoiles, les rouvrit aux vieilles pierres cubiques.

Cette odeur. Âcre. Comme celle d’un solvant. De quelque chose ayant tourné à un poison terrible. Lorsque la brume se leva, il distingua devant lui les corps luisants et les griffes effilées de l’ennemi.

« Ne te montre pas, murmura Tom. On est trop près du dôme, il ne faut pas risquer une bagarre. »

Dix mille ans plus tôt, à l’aune de l’ontosphère, les démons avaient été emprisonnés dans le puits.

Ils avaient intégré aux gènes de leurs avatars terrestres des codes dangereux, mais les animaux ne représentaient une menace directe pour les Archives que possédés par la psivie. Guilford avait combattu cette dernière en tant que dieu, aussi invisible et puissant que le vent.

Les psions émergeraient de leur prison revêtus des mêmes enveloppes colossales, et les possédés humains entourant le dôme étaient soumis à la même logique moniste ; leur corps cédait à une programmation génétique étrangère.

Plus tôt que les démons ne l’avaient cru. De nouvelles séquences de Turing avaient dérangé la belle ordonnance chronologique de leurs projets. L’ennemi se trouvait handicapé par sa propre métamorphose.

Mais cela ne servirait à rien si aucun germe de conscience n’emmenait d’esprit jusque dans les profondeurs du puits.

Guilford Law ressentait la peur du Guilford mortel ; après tout, elle était sienne. Cette faible réplique de lui-même, devenue par accident l’axe autour duquel tournait le monde, lui faisait pitié.

Courage, petit frère.

La pensée se réverbéra d’un Guilford à l’autre tel un rayon entre deux miroirs imparfaits.

Les possédés des démons, capables ou non de tenir un fusil, représentaient un danger mortel. Malgré ses blessures, Guilford avait conscience de l’incroyable quantité d’énergie dépensée pour le maintenir en vie.

À l’ouest, le bruit de l’artillerie s’était presque éteint. Les munitions s’épuisent. On va passer au corps à corps.

Le photographe avait eu de la cité une impression différente, cet hiver où Tom et Sullivan l’y avaient accompagné d’un pas lourd, où s’y étaient élevés des voix humaines et l’aboiement plaintif des serpents à fourrure, où la neige en avait adouci les arêtes. Les trois hommes, ignorants, s’étaient crus dans un monde sain, ordonné.

Guilford évoqua avec tristesse Sullivan, qui s’était efforcé de trouver un sens au miracle darwinien… lequel, après tout, n’était pas un miracle mais le fruit d’une technologie si monstrueusement avancée que nul être humain n’en pouvait trouver le sens ou en reconnaître la signature. Sullivan n’aurait pourtant pas plus que Preston Finch aimé ce monde des esprits. Il n’est tendre ni pour les sceptiques ni pour les fanatiques.

Le crachement d’armes de petit calibre retentit non loin de là. Tom, qui avait pris la tête, fit signe à Guilford de longer un mur de pierre foncée encroûté de mousse. Au ciel pur du soir avaient succédé des nuages de plomb désordonnés qui promettaient la pluie. Le corps ravagé du broussard luisait faiblement dans l’ombre – un peu comme la flamme d’une bougie. Ennuyeux pour se battre de nuit. Autant porter une pancarte, se dit Guilford. Achevez-moi. Je ne suis qu’à moitié mort.

Mais l’ennemi était tout aussi facile à repérer.

Une douzaine de créatures s’avançaient dans l’avenue silencieuse, quelques mètres plus loin. Guilford s’accroupit derrière des décombres pour les regarder passer. Leur dos noueux luisait tel du métal martelé, leur longue tête remuait avec indolence. Ces bipèdes grotesques offraient une parodie quasi volontaire des hommes qu’ils avaient cessé d’être. Des lambeaux de vêtements pendaient encore aux hanches et aux épaules osseuses de certains.

Ce qu’il restait de mortel en Guilford Law était au bord de la panique.

Toutefois, cette partie de lui ravala sa peur.

Il continua à avancer parmi les ruines comme il l’avait fait ce terrible hiver, près d’un demi-siècle plus tôt, se rapprochant du centre de la cité, le dôme du puits, bord bien réel du monde phénoménal.

XXXIX

Le plafonnier était éteint, Matthew Crane assis dans un coin sombre. Seule brillait sa lampe de bureau.

La table de travail avait été débarrassée. Dans le cercle de lumière découpé par l’ampoule reposait un unique objet : un revolver ancien poli, très propre.

Lily le contempla d’un œil fixe.

« Il est chargé », annonça Crane.

Sa voix avait quelque chose de gélatineux, d’imprécis. De gargouillant. Sa secrétaire s’aperçut qu’elle cherchait à évaluer la distance la séparant du bureau. L’atteindrait-elle avant lui ? Devait-elle courir le risque ? Que voulait-il ?