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Passant la tête derrière un mur intact, Guilford découvrit un monstre à moins d’une douzaine de mètres.

Ses origines humaines étaient bien loin, sa transformation presque achevée : il mesurait plus de deux mètres, son crâne arrondi et ses mâchoires coupantes évoquaient ceux du spécimen que Sullivan avait montré à son compagnon au musée des Horreurs. La créature démembrait avec méthode un malheureux tombé entre ses griffes. Guilford ne le connaissait pas personnellement, mais ce n’était qu’une maigre consolation. Après avoir complètement ouvert sa victime, l’être en examinait puis en éliminait tous les organes, un par un. Guilford, refoulant une nausée, visa soigneusement. Il fit feu lorsque le monstre se redressa, les yeux fixés sur une nouvelle pépite de chair humaine.

Joli coup, droit dans le pâle ventre vulnérable. L’horreur tituba, tomba en arrière – blessée, pas morte, mais tout juste capable, semblait-il, d’agiter les griffes. Le tireur se mit à courir à travers l’étendue de poussière granitique, droit vers le dôme effondré, pressé de se remettre à l’abri avant que le bruit n’attirât d’autres créatures.

Il découvrit Tom Compton accroupi derrière un mur dont ne subsistait que la moitié, une main pressée sur la gorge.

« Ces salauds ont failli me décapiter », expliqua le broussard.

Il cracha une salive rouge.

On a encore du sang, alors, observa Guilford. Comme au bois Belleau. Quand on était humains.

« Tu peux marcher ? demanda-t-il en empoignant le blessé par le bras.

— J’espère. Je ne vais pas déjà rendre l’esprit. »

Tom parvint à se relever, avec l’aide de son compagnon. Sa plaie à la gorge était terrible, les autres aussi. Une faible clarté palpitait dans son corps en ruine, une magie fragile.

« Attention, plus un bruit », prévint-il.

Ils atteignirent le sommet d’une colline de débris, ultimes restes du dôme qui s’était dressé, plus de dix mille ans durant, dans le silence du continent désert. Au nord et à l’ouest retentissait une fusillade frénétique.

« Baisse la tête », recommanda Tom.

Ils avancèrent centimètre par centimètre, les narines pleines de poussière, la bouche comme tapissée de papier de verre, la gorge semblable à un tuyau rouillé. Guilford se rappelait. Tom Compton, le sergent-chef qui l’avait traîné vers Château-Thierry à travers le champ de blé, inutilement, puisque son fardeau agonisait… Les deux Anciens rampèrent sur les lames de granite jusqu’à découvrir le puits proprement dit, plus brillant que dans le souvenir de Guilford, étincelant. Deux monstres vigilants, aux yeux animés d’une intelligence féroce, montaient la garde sur les ruines qui l’entouraient.

Elias Vale parvenait encore à manier un automatique, bien que ses doigts, de plus en plus étranges, fussent devenus malhabiles. Il préférait ne pas penser à ses transformations, non plus qu’à celles de ses compagnons, dont certains n’évoquaient plus des hommes, même de très loin. Tout allait bien. Il se tenait près du Puits de l’Ascension afin de remplir une tâche sacrée de la plus grande urgence. Les dieux étaient tout proches, il le sentait.

Sa vision, subtilement altérée, lui permettait de détecter le moindre mouvement dans la lumière tamisée. Ses autres sens s’étaient eux aussi modifiés : il percevait l’odeur de porc salé des assaillants ; la pluie tombait en gouttes agréablement froides sur sa peau maroquinée ; les coups de feu lui parvenaient avec une vigoureuse netteté, tandis que les entrechoquements de pierres composaient une discrète symphonie.

Son sixième sens, qui avait dès l’abord attiré les dieux vers lui – sa capacité d’entrevoir l’âme humaine, de près tout au moins –, s’était également aiguisé. Les attaquants de la ville sainte n’étaient qu’en partie humains – leur autre partie, sans âge, dépassant cela de fort loin – mais il devinait les contours de leur existence, leurs tensions, vulnérabilités secrètes et aspirations. Un talent qui pouvait encore servir.

Son fusil n’était pas sa seule arme.

Blotti derrière un bloc de granite, il regardait deux de ses compagnons à la transformation des plus avancées patrouiller autour du puits. Il percevait – mais c’était indescriptible ! – l’immense énergie vivante de ce lieu, les dieux emprisonnés dans le non-espace, très loin sous terre, tendus vers l’incarnation.

Une armée de dieux.

Il percevait aussi l’approche de deux demi-mortels, au nord.

L’air scintillant lui livra leurs noms : Tom Compton, Guilford Law.

Des âmes âgées.

Il serra son fusil contre son torse pustuleux, les lèvres étirées en un sourire vacant.

« Je vais partir sur la gauche pour les écarter avec quelques coups de feu, décida Tom. Toi, fais ton possible. »

Son compagnon acquiesça puis le regarda s’éloigner en rampant.

Le puits était une poche d’algorithmes incrustée dans l’ontosphère, une piqûre d’épingle ouvrant sur l’architecture profonde des Archives. Le dieu-Guilford ne pouvait y accéder que d’une seule manière : à travers son incarnation. Il avait besoin du Guilford mortel pour l’y transporter, alors que la bataille qui se déroulerait dans les profondeurs, l’emprisonnement des psions, nécessitaient un dieu. Je suis fatigué, songea Guilford. J’ai mal. Fatigue et souffrance s’accompagnaient d’une nostalgie débilitante ; il évoqua Caroline, avec ses longs cheveux noirs et son regard douloureux ; Lily, fillette de cinq ans fascinée par Dorothy Gale et Tik-Tok ; la patience et le courage d’Abby ; Nicholas, levant vers lui un regard empli d’une confiance qu’il n’avait pas méritée, trop tôt brisée… Il voulait retrouver tout cela. Était-ce la raison pour laquelle les dieux avaient construit leurs Archives, au départ ? Les mortels refusaient toujours de renoncer au passé, de laisser l’amour se déliter en atomes.

Fermant les yeux, il posa la joue sur une saillie de pierre humide. La lumière qui l’habitait vacilla. Le sang jaillit de ses plaies.

Un coup de feu l’éveilla.

Les deux monstres postés près du puits tournèrent la tête en direction du bruit. Tom tira à nouveau, et une des créatures cria, un cri quasi humain de douleur et de rage. Un fluide d’un vert bilieux jaillit de ses viscères sectionnés.

Guilford profita de cette distraction pour progresser de quelques mètres supplémentaires, se glissant entre des colonnes granitiques de taille humaine.

Les deux bêtes avançaient en crabe vers l’endroit d’où partaient les coups de feu, auxquels elles présentaient leur armure dorsale. Peut-être avaient-elles été spécialement désignées comme gardiens en raison de leur masse extraordinaire. Leur marche – bipède, fluide et balancée – paraissait lente, mais Guilford avait appris à se méfier de la vivacité des monstres. Leurs griffes et les mandibules de leurs avant-bras, d’un blanc d’os, luisaient de pluie. Leurs petits bras inférieurs, des couteaux auxiliaires plus que de véritables membres, s’entrechoquaient sans répit.

La bruine s’intensifia jusqu’à devenir averse, ruisselant en rideaux sur la pierre usée, soulevant dans le puits des panaches de vapeur.

Les créatures n’en furent pas affectées. Elles s’immobilisèrent, secouant la tête en un mouvement d’oiseaux mécontents. L’eau donnait à leur peau, leur carapace plutôt, un poli brillant. Des couleurs secrètes y naissaient, une iridescence d’arc-en-ciel qui rappela son enfance à Guilford ; il lavait alors les galets des ruisseaux pour voir émerger leur lustre de la poussière et autres impuretés.