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Plus près. La chaleur du puits lui parvenait, sa puanteur d’isolant brûlé.

Tom se découvrit pour tirer, le dernier coup de feu peut-être que lui permît son stock de munitions. Guilford, profitant de la chance que lui offrait son compagnon, s’élança vers le conduit. Il jeta un coup d’œil en arrière. Sauve-toi, avait-il envie de crier. Mais la jambe gauche du broussard se tordit soudain. Le blessé tomba sur un genou. Il brandit pourtant son arme, alors que déjà la plus proche des créatures, celle qu’il avait touchée, était sur lui.

Guilford laissa échapper un gémissement lorsqu’elle arracha adroitement la tête de Tom.

La pluie torrentielle lui dissimula la suite. L’air sentait l’ozone et la foudre.

Il n’aurait pas dû s’arrêter. Le deuxième monstre, qui l’avait repéré, se dirigeait à présent vers le puits à une vitesse terrifiante. Ses longues jambes, aussi efficaces que les pattes d’un léopard, ne produisaient aucun bruit dans le sifflement de la pluie. En s’immobilisant, cependant, il relâcha un nuage de vapeurs piquantes, résidu d’une chimie corporelle inimaginable. Ses yeux, curieusement dépourvus d’expression, se fixèrent sur l’intrus.

Ce dernier leva son fusil pour lui tirer dessus à deux reprises.

Les balles hachèrent l’armure luisante de la créature. Peut-être brisèrent-elles une côte car la monstruosité recula, titubante. Guilford pressa la détente, encore et encore, jusqu’à ce que son chargeur fût vide et que la bête reposât, immobile, sur le sol.

Tom.

Mais rien ne pouvait plus guérir le broussard.

Guilford se retourna vers le puits.

Le bord en était proche, l’escalier en spirale intact, quoique dangereux car couvert de débris. Aucune importance. L’intrus n’avait nullement l’intention de l’emprunter. Il allait sauter et laisser la gravité l’emporter : ce terrier n’avait pas de fond, à part la fin du monde. Il se mit à courir.

S’arrêta net quand un homme se dressa trois mètres à peine devant lui.

Non, pas un homme : une malheureuse âme à la destruction moins avancée que celle des autres. Le visage du monstre, notamment, paraissait avoir été détruit bien longtemps auparavant ; on eût dit que les os s’en étaient déplacés, telles des plaques tectoniques, le long de plans de failles.

La chose lutta pour lever son fusil, les bras tremblants de la paralysie due à la transformation.

Guilford prit un autre chargeur à sa ceinture.

« Vous n’avez aucune envie de me tirer dessus », déclara la créature.

Sa voix domina le martèlement de la pluie et les claquements lointains de l’artillerie.

Ne l’écoute pas, conseilla le dieu-Guilford.

« Je ne suis pas seul, Guilford. Il y a avec moi quelqu’un que vous connaissez.

— Vraiment ? Qui ça ? » s’enquit l’interpellé en éjectant le chargeur vide.

La chose se débattait toujours avec son propre fusil. Mauvaise tremblote. Autant la faire bavarder.

Non, insista le soldat.

Elle ferma les yeux.

« Papa ? »

Guilford se figea.

Non.

« Papa, c’est toi ? Je n’y vois rien… »

Il restait paralysé, malgré l’ardente prière de la sentinelle.

« Papa, c’est moi, Nick ! »

Non, ce n’est pas Nick. Parce qu’il est…

« Nick ?

— Ne tire pas, papa ! Je suis là, à l’intérieur ! Je ne veux pas mourir une autre fois ! »

Le monstre luttait contre ses convulsions pour lever son arme. Guilford le voyait bien mais ne parvenait pas à donner un sens à la scène. Il se rappelait les roses éclatantes, terribles, dessinées par le sang de son fils.

Soudain, le soldat se dressa à son côté, d’une inconsistance de brume.

Le temps ralentit. Guilford sentait à présent son cœur battre à demi-vitesse, en longues notes de timbales.

La créature agitait son fusil avec une glaçante imprécision.

« Écoute, dit le soldat. Et vite. Ce n’est pas Nick.

— Que deviennent les morts ? Les démons les emportent ?

— Pas toujours. Et ce n’est pas Nick.

— Qu’est-ce que j’en sais ?

— Tu crois vraiment que je le leur aurais laissé ?

— Tu ne l’as pas fait ?

— Non. Nick est avec moi, Guilford. Avec nous. »

La sentinelle tendit les mains en un geste caressant. Une seconde – une merveilleuse et terrible seconde –, Nick fut là, les yeux clos, endormi dans la sérénité de ses douze ans.

« C’est pour ça, commenta le soldat. Pour ces vies.

— Je suis fatigué… soupira Guilford. Nick ? »

Mais le garçon avait disparu.

« Tire », ordonna le dieu, sévère.

Guilford obtempéra.

La créature l’imita.

Il sentit les balles le transpercer. Cette fois, la douleur fut brutale. Ce qui n’avait aucune importance. Plus près. Il tira, encore et encore, jusqu’à ce que le malheureux au visage détruit fût éparpillé à terre.

Guilford traîna alors jusqu’au puits son propre corps en ruine.

Fermant les yeux, il se laissa tomber. La douleur diffusa dans la brume. Il était libre, à présent, comme une goutte de pluie. Hé, Nick, regarde. La présence somnolente du garçon s’imposa à lui. La sentinelle n’avait pas menti. Nick dormirait jusqu’à la fin de l’ontosphère, blotti dans le non-temps, flottant au gré des eaux scintillantes des Archives, nombres plus profonds que le plus profond des océans, aussi chauds qu’une brise d’été.

Guilford cligna des yeux. Le dieu jaillit de lui, être de lumière qui avait été Guilford Law avant de mourir sur un champ de bataille français, de s’abreuver à la conscience, de devenir l’égal des dieux, dieu lui-même, tout de clarté et de couleur sauvages, ange vengeur emprisonnant les démons qui rugirent de frustration devant les limites lointaines, de plus en plus floues, du monde.

Interlude

Ils restèrent un long moment immobiles sur une colline dominant la cité en ruine des démons. Quoique le ciel fût semé d’étoiles, une vive lumière baignait toute chose.

« Et maintenant ? demanda enfin Guilford.

— On attend », répondit la sentinelle, infiniment patiente.

D’autres hommes entreprenaient l’escalade de l’éminence. La ville désertée était redevenue silencieuse. Guilford reconnut les arrivants : des Anciens, parmi lesquels Tom et Erasmus, intacts, souriants. Il s’étonna de les distinguer aussi nettement à pareille distance.

« On attend quoi ?

— La fin de toutes les guerres.

— Non, protesta-t-il, secouant la tête avec sévérité.

— Comment ça, non ?

— Je ne veux pas. Je veux ce qu’on ne m’a pas laissé avoir. » Guilford jeta au soldat un regard dur. « Une vie.

— Tu auras toute la vie que tu veux… au bout du compte.

— Je parlais d’une vie humaine. Je veux être un homme complet, vieillir avant de mourir. Juste… humain. »

La sentinelle resta un long moment silencieuse.

J’ai surpris un dieu, pensa son compagnon.