Выбрать главу

Vale voulait à tout prix l’impressionner.

Les mains dans son giron, elle leva vers lui un regard ardent.

« Mrs. Fowler vous a chaudement recommandé, Mr. Vale, commença-t-elle.

— Professeur Vale, corrigea-t-il.

— Professeur Vale. » Elle restait circonspecte. « Je ne suis pas quelqu’un de crédule. En règle générale, je ne consulte pas les spirites. Mais vos prédictions ont fortement marqué Mrs. Fowler.

— Je ne fais pas de prédictions, Mrs. Sanders-Moss. Je ne lis pas dans les feuilles de thé. Ni dans la main, les tarots ou les boules de cristal.

— Je ne voulais pas…

— Je ne suis pas vexé.

— Elle m’a dit beaucoup de bien de vous, Mrs. Fowler.

— Je me souviens d’elle.

— Ce que vous lui avez appris sur son mari…

— Je suis ravi de lui avoir rendu service. Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous, vous êtes ici. »

Elle pressa ses mains sur sa robe. Maîtrisant, peut-être, une envie de fuir.

« J’ai perdu quelque chose », murmura-t-elle. Il attendit. « Une mèche de cheveux…

— À qui avait-elle appartenu ? »

La dignité disparut. L’heure de la confession sonnait.

« À ma fille. Mon aînée. Emily. Elle est morte à deux ans. La diphtérie, vous comprenez. C’était une enfant merveilleuse. Quand elle est tombée malade, je lui ai coupé une mèche de cheveux, que j’ai gardée avec deux ou trois autres choses. Un hochet, sa robe de baptême…

— Tout a disparu ?

— Oui ! Mais les cheveux… me manquent encore plus que ses affaires. C’est tout ce qui me reste d’elle.

— Et vous voulez que je retrouve ces objets ?

— Si ce n’est pas trop trivial.

— Ça ne l’est pas du tout », assura-t-il d’une voix plus douce.

Elle leva vers lui un regard empli de soulagement : quoiqu’elle eût dévoilé sa vulnérabilité, il n’avait pas tenté de la faire souffrir ; il l’avait comprise. Tout était là, il le savait, dans cette ronde de honte et de rédemption. Les médecins traitaient-ils de la même manière les cas de maladie vénérienne ?

« Pouvez-vous m’aider ?

— Très honnêtement, je n’en sais rien. Je peux essayer. Mais il me faut votre coopération. Prenez ma main, je vous prie. »

Mrs. Sanders-Moss tendit le bras, hésitante. Il referma autour de sa petite main froide des doigts plus robustes, plus décidés.

Leurs yeux se rencontrèrent.

« Essayez de ne pas vous laisser impressionner par ce que vous risquez de voir ou d’entendre.

— Des trompettes parlantes ? Ce genre de choses ?

— Rien d’aussi grossier. Vous n’êtes pas au cirque.

— Je ne voulais pas…

— Peu importe. Veillez aussi à ne pas vous impatienter. Entrer en contact avec l’autre monde demande souvent un certain temps.

— Je n’ai rien de prévu, Mr. Vale. »

Les préliminaires étaient donc terminés ; il ne restait au spirite qu’à rassembler son pouvoir de concentration et à attendre que le dieu s’élevât des tréfonds de lui-même – de ce que les mystiques hindous appelaient les chakras inférieurs. Une expérience détestable, aussi douloureuse qu’humiliante.

Tout se payait, toujours.

Le dieu : ses discours n’étaient perceptibles qu’à Vale (sauf lorsque ce dernier lui prêtait sa propre langue, simplement matérielle) ; mais quand il parlait, son hôte n’entendait plus que lui. Cela s’était produit pour la première fois en août 1914.

Avant le miracle, Vale vivait en marginal, d’un spectacle itinérant. Ses deux partenaires et lui ratissaient l’arrière-pays avec un corps momifié, discrètement acheté dans une morgue de Racine, qu’ils présentaient comme le cadavre de John Wilkes Booth. Leurs affaires marchaient mieux dans les petites villes oubliées où ne passait nul cirque, les bourgades situées loin de la voie ferrée, au cœur des régions du coton, du blé ou du chanvre, tel le Kentucky. Vale, chargé d’appâter et de chauffer le public, se débrouillait bien. Il savait parler. Mais ce genre de spectacle se mourait, avant même le miracle, lequel l’avait achevé. Les revenus des campagnards s’étaient effondrés ; si quelques-uns avaient encore de l’argent, ils refusaient de s’en séparer pour jeter un coup d’œil sur la carcasse racornie d’un assassin. La guerre de Sécession était l’apocalypse d’une autre génération ; celle qui suivait avait la sienne. Ses partenaires avaient fini par abandonner Mr. Booth dans un champ de maïs, en Iowa.

Cette année-là, le mois d’août était brûlant. Vale, seul à présent, vendait de village en village les Bibles qu’il transportait dans une valise éculée, voyageant plus souvent qu’à son tour en chariot à bestiaux. À deux reprises, des voleurs l’avaient attaqué. Rendre coup pour coup lui avait permis de sauver ses Bibles mais pas sa réserve de cols propres. Ces incidents avaient aussi failli lui coûter la vue d’un œil, dont l’iris vert devait rester à jamais légèrement voilé (autre avantage).

Il avait beaucoup marché, ce jour-là, un jour brûlant dans la vallée de l’Ohio. L’air était humide, le ciel d’un blanc délavé, le commerce à son plus bas. La serveuse de l’Olympia Diner (d’une ville quelconque dont Vale avait oublié le nom, où la rivière s’incurvait vers l’ouest tel un panache de fumée paresseuse) affirmait entendre vaguement le tonnerre. Le colporteur avait dépensé son maigre pécule pour s’offrir un sandwich au poulet en sauce avant de repartir, à la recherche d’un endroit où dormir.

Le soleil était couché lorsqu’il avait découvert une briqueterie abandonnée à la sortie de l’agglomération. Il y régnait une humidité pénétrante, ainsi qu’une puanteur de renfermé, de moisi et d’huile de machine. Des fourneaux inutiles se dressaient au cœur de l’obscurité telles des idoles grossières. Vale s’était installé une sorte de lit, très haut dans les échafaudages, afin d’être en sécurité, avec un matelas sale traîné là depuis une décharge à flanc de colline. Le sommeil avait été long à venir. Le vent nocturne avait beau s’insinuer par les fenêtres brisées, l’air de l’usine restait chaud, stagnant. Tard dans la nuit, la pluie s’était mise à tomber. L’intrus l’avait écoutée s’infiltrer goutte à goutte par un millier de fissures pour s’étaler en flaques sur le sol boueux. L’érosion, criblant de ses minuscules piqûres la pierre et l’acier.

La voix – enfin, pas vraiment une voix, plutôt un tonnerre prémonitoire résonnant – était venue à lui sans avertissement, bien après minuit.

Il en avait été écrasé. Littéralement : il ne pouvait plus bouger. Comme si un poids inouï s’était abattu sur lui, mais un poids électrique lui communiquant ses palpitations, faisant jaillir des étincelles du bout de ses doigts. Il s’était demandé si la foudre l’avait frappé. S’il allait mourir.

Puis la voix s’était adressée à lui. Pas avec des mots mais, sans qu’il pût l’expliquer, avec des idées ; plus tard, en cherchant à les canaliser dans sa langue, il n’en avait obtenu qu’une approximation sans vie. Cette chose connaît mon nom, avait pensé le jeune homme. Quoique non, ce n’est pas ça. Elle connaît l’image secrète que je me fais de moi-même.

L’électricité lui avait soulevé les paupières de force. Terrifié, il avait contemplé contre son gré le dieu qui se tenait devant lui. Un monstre. Hideux, très vieux, au corps de scarabée d’un vert translucide traversé par la pluie. Il exhalait une obscure puanteur évoquant le solvant à peinture et la créosote.