Comment Vale eût-il pu résumer ce qu’il avait appris cette nuit-là ? Ces vérités indicibles, informulables ; les souiller avec des mots lui était pénible.
Pourtant, si on l’y avait contraint, il eût dit :
J’ai appris que j’avais un but dans la vie.
J’ai appris quel était mon destin.
J’ai appris que j’avais été choisi.
Qu’il existe plusieurs dieux qui tous connaissent mon nom.
Qu’il existe un monde sous le monde.
Que je possède de puissants amis.
Qu’il me faut être patient.
Que cette patience sera récompensée.
J’ai appris – surtout – que je n’aurai pas à mourir.
« Vous avez une servante, commença le spirite. Une Noire. »
Mrs. Sanders-Moss se tenait très droite, les yeux écarquillés, telle une fillette interrogée par un professeur intimidant.
« Oui, Olivia… Elle s’appelle Olivia. »
Il n’avait pas conscience de parler. Il s’était abandonné à une autre présence. Les mouvements péristaltiques caoutchouteux de ses lèvres et de sa langue lui semblaient étrangers, révoltants, comme si une limace s’était glissée dans sa bouche.
« Elle travaille pour vous depuis longtemps – cette Olivia.
— Très longtemps, oui.
— Elle travaillait pour vous quand votre fille est née.
— Oui.
— Et elle l’aimait beaucoup.
— Oui.
— Elle a pleuré à la mort de la petite.
— Tout le monde en a fait autant. Toute la maisonnée.
— Mais Olivia éprouvait des sentiments beaucoup plus profonds.
— Vraiment ?
— Elle sait, pour la boîte. La mèche de cheveux, la robe de baptême.
— Sans doute. Mais…
— Vous les gardiez sous votre lit.
— Oui !
— C’est Olivia qui s’occupe de votre chambre. Elle sait quand vous regardez les souvenirs de votre fille. Parce que ça dérange la poussière. Elle y est attentive.
— Peut-être, mais…
— Vous n’avez pas ouvert le coffret depuis longtemps. Plus d’un an. »
Mrs. Sanders-Moss baissa les yeux.
« Mais j’y ai pensé. Je n’ai pas oublié.
— Olivia le considère comme une relique. Elle le révère. Elle l’ouvre quand vous sortez. En faisant attention à ne pas déplacer la poussière. Pour elle, d’une certaine manière, il lui appartient.
— Olivia…
— Elle estime que vous ne rendez pas justice à la mémoire de votre fille.
— Ce n’est pas vrai !
— Il n’empêche qu’elle en est persuadée.
— C’est elle qui a pris le coffret ?
— De son point de vue, ce n’était pas un vol.
— Je vous en prie, professeur Vale, où est-il ? En sûreté ?
— Dans les quartiers des servantes, au fond d’un placard. »
Un instant durant, le spirite vit clairement l’objet – une boîte en bois évoquant un petit cercueil, enveloppée d’étoffes anciennes ; elle sentait le camphre, la poussière, le chagrin renfermé.
« J’avais confiance en elle !
— Elle aimait votre fille, elle aussi. Énormément. » Il inspira à fond, frissonnant ; commença à se reprendre, tandis que le dieu le quittait, disparaissait à nouveau dans le monde caché. Exquis soulagement. « Récupérez votre bien. Mais je vous en prie, ne soyez pas trop dure avec Olivia. »
Mrs. Sanders-Moss le fixait avec une révérence des plus plaisantes.
Elle le remercia chaleureusement. Quant à lui, il refusa l’argent qu’elle lui offrait. Le sourire timide et l’émotion profonde de la visiteuse étaient encourageants, prometteurs, même, mais bien sûr, le temps seul serait juge.
Lorsqu’elle fut repartie, armée de son parapluie, il ouvrit une bouteille de cognac et se retira dans une pièce de l’étage, à la fenêtre givrée secouée par la pluie, à la lampe brûlant haut et clair. Le seul livre en vue était un roman de quatre sous en lambeaux, Le Jupon de sa maîtresse.
De l’extérieur, le changement qu’infligeait à Vale la manifestation divine était peu visible. Intérieurement, pourtant, il se sentait épuisé, quasi blessé. Tout son corps était comme meurtri, quoique pas vraiment douloureux. Ses yeux le brûlaient. Malgré le soulagement que lui apportait l’alcool, il s’écoulerait une autre journée avant qu’il ne redevînt totalement lui-même.
Avec un peu de chance, le cognac tempérerait les rêves qui suivraient, rêves au cours desquels Vale se retrouverait à coup sûr au cœur de quelque froide contrée vierge. Lorsque, saisi d’une curiosité déplacée ou par pure malice, il soulèverait une pierre de ce désert gris infini, il découvrirait un trou d’où jailliraient d’innombrables insectes inconnus, hideux avec leurs pinces et leurs pattes grouillantes, venimeux, qui se répandraient sur son bras avant d’envahir son crâne.
Vale n’était pas porté sur la religion. Il n’avait jamais cru aux esprits, aux tables tournantes, à l’astrologie ou au Christ ressuscité. Il n’était toujours pas sûr de croire à quoi que ce fût de tel ; sa foi se concentrait en l’unique dieu qui l’avait touché de manière si terriblement, si irrésistiblement intime.
Il possédait les talents nécessaires à un escroc et ne voyait certes aucune objection à commettre quelque profitable larcin, mais il n’avait bénéficié d’aucune complicité dans le cas, par exemple, de Mrs. Sanders-Moss ; il ne savait rien d’elle, non plus que d’Olivia et des memento mori de la boîte à chaussures. Ses propres prophéties le prenaient par surprise. Les mots, tombés de sa bouche tels les fruits mûrs de leur arbre, ne lui appartenaient pas.
Il en tirait bénéfice, bien sûr. Mais il n’était pas le seul.
Par comparaison, l’escroquerie eût été infiniment plus simple.
Toutefois, un autre verre de cognac aida le spirite à se consoler : Le chemin de l’immortalité n’est pas facile.
Une semaine s’écoula. Rien. Il commença à s’inquiéter.
Puis il reçut un bref message au courrier de l’après-midi :
Professeur Vale,
J’ai retrouvé mon trésor. Croyez que ma reconnaissance est sans bornes.
Je reçois des invités ce jeudi à partir de dix-huit heures, à souper et à causer. S’il vous était possible d’être présent, vous seriez plus que bienvenu.
R.S.V.P.
La lettre était signée Eleanor.
III
Le port grossier établi dans l’estuaire marécageux de la Tamise était un labyrinthe de charbonniers, de pétroliers, de cargos et de voiliers venus des lointaines colonies de l’Empire. Guilford, sa famille, les membres de l’expédition Finch, leurs compas, alidades, nourriture séchée et autres affaires quittèrent l’Odense pour un bac qui remontait le fleuve jusqu’à Londres. Guilford surveilla en personne le transbordement de son équipement photographique – les plaques en verre de huit pouces sur dix emballées avec soin, les lentilles des appareils et le trépied.
Le bac, un bateau à vapeur aussi bruyant que glacial, était par chance doté de nombreuses fenêtres. Pendant que Caroline réconfortait Lily, mécontente des bancs de bois dur, Guilford s’abandonnait au spectacle des berges qui défilaient devant lui.