— M’sieur, vous désirez ?
— Du feu, fais-je.
Il est habitué à pire. Il puise sur un rayon une pochette d’aloufs.
— Et ensuite ?
— Ensuite ce sera un scotch avec son frère jumeau. Vous leur ferez un brin de toilette avec un peu de Perrier et comme ils doivent avoir un peu de fièvre, vous leur mettrez de la glace sur le front.
Il ne sourit même pas.
Je gratte une allumette et, comme je n’ai pas envie de fumer, je n’allume rien. Je suis content, les mecs. C’est bien de ces aloufs-ci que s’est servi mon petit camarade, l’assassin d’Adèle. Le loufiat est sinistre comme un garçon qui enterre sa vie de barman. Il a le visage plat, le nez long, le cheveu coupé bref.
— Vous voulez peut-être des cigarettes ? il demande, constatant que j’enflamme distraitement une seconde allumette.
— Pas du tout, dis-je, je suis pyromane, pas fumeur !
Il me sert mon double whisky avec une mauvaise grâce évidente. Se fiant à son horoscope, il attend des trucs bénéfiques et ma hure ne lui paraît pas en faire partie.
— Y a longtemps que mon petit ami Carville est venu ici ? je demande en secouant le glaçon contre les parois embuées du verre.
— Qui donc ?
— Jean-Paul Carville. Un petit pâlichon avec un costard bleu et des boutons sur la gueule.
Il hausse les épaules.
— Vois pas.
— Vous ne le connaissez peut-être que par son prénom ?
J’insiste. Je lui décris le personnage, du moins tel qu’il m’a été décrit à moi-même, mais le barman continue de hausser ses épaules carrossées par Badoit. Je dois me rendre à l’évidence : la piste s’interrompt net.
— Un jeton, fais-je.
— Je vous l’enveloppe ? qu’il ricane, l’endoffé.
— Pas la peine, c’est pour manger tout de suite.
Nouvel appel au Vieux. L’inspecteur Martinet lui avait refilé le numéro de la camionnette et le signalement du petit homme blême. Jusqu’à présent les recherches n’ont rien donné. Inscrivez pas de chance.
— Où en êtes-vous ? demande-t-il.
— J’en suis au Makao-Bar, mais le barman ne connaît pas notre homme.
— Ne vous découragez pas, San-Antonio, nous avons maintenant un sol ferme sous nos pieds.
C’est bien une image dans le style du Dabuche. Un sol ferme sous ses pompes et rien sur le crâne !
— Où avez-vous emmené ma mère ?
— Chez les Sœurs de Saint-Popothin, près de Bouffémont. Elle s’y trouve en sécurité, n’ayez aucun souci pour elle.
— Merci. Je vous rappellerai plus tard.
— Où puis-je vous joindre ? insiste le Tondu.
— Vous ne pouvez pas me joindre, soupiré-je. Personne ne peut me joindre, pas même moi.
Voilà mon coup de pompe moral qui me reprend. M’est avis qu’une nouvelle paire de whiskies ferait plus gai dans mon paysage mental.
Je retourne au rade. Une chouette sirène s’y trouve maintenant. Le genre de poupée à qui vous pouvez proposer de boire un verre sans redouter qu’elle vous gifle. Elle a une robe qui lui colle à la peau comme de l’albuplast et, sous cette mince pelure, des formes susceptibles de réveiller une séance du dictionnaire à l’Académie. Les culbuteurs sont sensationnels, les amortisseurs itou et sa suspension empêcherait les ingénieurs de chez Citroën de roupiller.
Elle a une gaufrette vachement appétissante. Des yeux profonds comme l’écoulement d’un évier, quoique moins expressifs. Elle est rousse, ce qui n’est pas fait pour me décourager. Je radine à ses côtés, je pose sur un tabouret la plus noble partie de moi-même et je lui dédicace un sourire aussi large que des buts de football.
— Beau temps, hein ? m’aventuré-je, car je suis toujours très hardi dans mes conversations avec les dames inconnues.
— Y a pas à se plaindre, convient la fille rousse. On se croirait dans un sauna.
— Vous prenez de quoi vous humecter ?
— C’est gentil. Un Tonic avec beaucoup de glace, Jacques ! dit-elle au barman.
Je sens que mes actions grimpent comme une grenouille à la petite échelle de son bocal lorsque le temps va changer.
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas sur une plage, en cette saison, je questionne ; vous ne prenez donc pas de vacances ?
— J’ai des obligations qui me retiennent à Paris, répond la douce enfant après un léger temps de réflexion.
— J’aimerais en faire partie, qu’il répond, du tac au tac, l’opportuniste San-A.
Ceci, of course, ponctué d’un regard velouté Chantilly si vaste qu’en multipliant le rayon au carré par 3,1416 vous n’en obtiendriez pas la surface.
M’est avis, les gars, que ça usine ferme pour ma pomme. D’ici pas très longtemps et peut-être avant, elle va figurer sur mon planning, la chérie. Je lui donne un récital de mes expressions romantiques dans le style Anthony Parking (le Gros dixit). C’est d’abord le sourcil frissonneur, celui qui les met en émoi ; ensuite le battement de store à répétition et enfin le soupir classé chambre à air poreuse. Elle en prend, elle en redemande, je lui en livre à domicile et en moins de temps qu’il n’en faut à un nain pour démontrer qu’il n’est pas le général de Gaulle, mademoiselle est pourvue d’une invitation à dîner. Elle accepte après être allée passer un coup de grelot pour décommander — assure-t-elle — une amie.
Nous voilà partis. Un peu de récréation après ces heures sombres, c’est nécessaire, croyez-moi. (Encore une fois, si vous ne me croyez pas, il vous est parfaitement possible d’aller vous faire offrir une place assise à Athènes.) C’est d’abord une petite virée propitiatoire dans la vallée de Chevreuse, puis la becquetance dans une hostellerie où les patrons amènent leurs dactylos pendant que leurs légitimes se font masser la cellulite sur les plages. Le crépuscule arrive en catimini. C’est l’heure enchanteresse. Après les fraises des bois, la galoche nocturne sous les tonnelles. Avant de mobiliser la langue de ma conquête, je lui ai laissé déballer son curriculum. Elle s’appelle Marion, elle est entretenue par un vieux bonze variqueux qui « fait » dans les pétroles. Le gnace a fait poser un pipeline allant d’Hassi Messaoud jusqu’à son compte en banque. Il se prénomme Bernard, mais elle l’a surnommé Sahara Bernard. En ce moment il est à Hambourg pour vingt-quatre heures, ce qui explique le désœuvrement de Marion. J’aime les filles désœuvrées. Elles embellissent la vie. Une femme qui ne sait pas quoi foutre, c’est une aubaine pour l’homme qui sait.
Nous regagnons mollement Paris. Quand je dis mollement, je parle de l’allure, évidemment. Tout en pilotant, je lui masse le genou afin de prévoir un — toujours possible — épanchement de synovie. La lune se taille un gros succès dans un ciel sans nuage. La campagne crépite comme une brassée de fourrage sur laquelle un garçon et une fille de ferme jouent la « Chevauchée fantastique ».
— Vous allez souvent au Makao, chérie ?
— Oui, j’habite juste à côté, c’est pour ça. Et puis l’endroit est sympa, le soir surtout.
— J’ai un copain à moi qui y va souvent, vous avez sûrement dû le remarquer.
— Il est comment ?
— Du genre pas beau. Si vous vouliez offrir un gigolpince à une amie, choisissez de préférence un maître nageur.
Elle se cintre comme une baguette de sourcier brandie au-dessus du Léman.
— Comment est-il ?
— Petit, pâle comme un pierrot ; et il a sur la frime une telle quantité de boutons qu’on se demande pourquoi il ne se décide pas à ouvrir une mercerie.
— Je ne connais pas, s’esclaffe-t-elle.