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En fond sonore j’ai la séance de Bijou en pleine action. Et la gosse que je croyais avoir rassasiée remet le couvert sans faire de cérémonie. Ce qu’elle veut, c’est contenter son roi de trèfle et l’emmener ensuite boire un glass quelque part pour que je puisse me tirer en loucedé. Je pige. Mais le temps est longuet. Si seulement j’avais le spectacle en direct, mais mon téléviseur est en rideau et je ne marche qu’au son, comme le premier aliboron venu. Du reste c’est suffisant pour la distraction du guerrier. C’est un bruyant, Bijou ! Il se fait du ciné, la bande sonore c’est son blaud. Aloha ou le Chant des lies. Plus les trompettes d’Aïda. Un vrai récital. D’aucuns et d’aucunes de vous trouveront que j’exagère et je libidinise un peu. Faut m’excuser, m’sieurs dames. Je ferai gaffe dans mon prochain bouquin. Tenez, je demanderai à mon éditeur qu’il supprime la page 69, c’est un geste ça, non ?

Bon. Tandis que le pétroleur chauffe le réchaud de sa pétroleuse, votre San-A. chéri continue d’examiner la perspective de la rue Marbeuf. Et, brusquement, il a un soubresaut qui manque le faire chuter du balcon. En bas, juste devant l’entrée du Makao, qu’aperçois-je ? Une 403 camionnette grise rangée le long du trottoir.

J’en ai le battant qui pique une crise de délirium extrêmement mince. Vous allez me dire que des 403 camionnettes c’est pas ce qui manque. D’accord. Seulement, un véhicule de ce genre stoppé en pleine notche devant un établissement qui figure dans l’affaire, voilà qui mérite un coup de microscope, il me semble ?

Si vous connaissez des situations plus cornéliennes, faites m’en un paquet et expédiez-le-moi en petite vitesse, je suis preneur. Barbare comme dilemme, hein ? J’ai peut-être à quelques mètres de moi l’assassin d’Adèle, mais because l’extravagante situation, je ne peux pas intervenir. Tout ce que je puis me payer, c’est un rhume de cerveau à la santé du tueur à gages. Eh quoi ! C’est comme cela que se comporte San-Antonio le vaillant ? San-Antonio l’intrépide, celui qui jamais ne marche (dans les combines) et qui toujours avance ? Oh ! que non ! Mon sang bouillonnant l’emporte.

D’un pas tranquille et sûr, je pénètre dans le studio. Ça mérite d’être décrit, mes doux agneaux. Quand on a vu ça, on n’a plus envie de retenir sa place dans le Consternation d’Honolulu. Comme tranche de vie, c’est copieux et bourratif ! Bijou est un petit dabe façon notaire de grande banlieue. Il a le crâne énorme et chauve. Sa couronne de cheveux est teinte en noir-encre-de-Chine de même que sa petite moustache. Il porte des lunettes cerclées d’or et il a un sonotone supersonique dans les feuilles. Ça grésille comme une ligne à haute tension. Il a fait une brusque chute de bénard et il est complètement décalcifié (puisque son calcif gît sur le plancher). Son expression, quand il me voit surgir, dépasse les dessins les plus hardis de Gustave Doré. Il ouvre les yeux comme des coquilles Saint-Jacques, une bouche comme celle de Gabriello appelant « au secours » et il quitte l’établi en tenue de travail, le regard passé par-dessus les verres de ses bésicles. Marion, elle, est plus rouge qu’un kilo de tomates sur un marché.

— Excusez-moi, m’sieur dame, leur bonnis-je, je suis un pauvre parachutiste inexpérimenté. J’ai atterri par mégarde sur votre balcon ; surtout ne vous dérangez pas pour moi, je trouverai tout seul la sortie. Bonne continuation !

Et je file en retenant la plus formidable hilarité de ma vie.

CHAPITRE VI

Quand je débouche dans la rue, la 403 camionnette a disparu et le commissaire San-Antonio pousse une imprécation qui crèverait le tympan d’un rhinocéros. Mes quelques instants d’hésitation m’ont perdu. Ou plutôt ils m’ont fait perdre la trace du tueur (si toutefois tueur il y avait, car je commence à me demander si je ne me suis pas un peu trop vite monté le bourrichon.

Depuis le cinquième me parvient une scène de ménage extrêmement virulente. Bijou est en train de casser la cabane. Manque de pot, je suis tombé sur le genre de tronche qui ne croit pas aux Martiens. Ça le file en renaud d’apprendre qu’en son absence la ravissante Marion ne faisait pas de la dépression nerveuse, mais de l’hébertisme à quatre mains. Il regrette son pognon, Bijou. Il va couper les vannes à sa chérie. Il est contre les paras de balcon, faut le comprendre ! Oubliant sa fortune, sa bonne éducation, ses décorations et tout, il lance des injures bien trouvées qui s’égrènent dans l’air nocturne. Moi je décide de faire une nouvelle visite au Makao-Bar.

Changement d’ambiance. La boîte est pleine comme la lune. Touristes surtout. Des Amerlocks qui biberonnent du bourbon en écoutant la musique hystérique diffusée par le pick-up. À travers la fumée, les frimes ressemblent à des figures de poissons exotiques. Je vais au rade où le loufiat de l’après-midi s’active. Il me reconnaît et son visage est parcouru par une expression d’intelligence.

— Hello ! je lance, manière de me mettre au diapason.

Il est en train de casser de la glace avec un pic (épique et pic et pic et Colégramme).

— Vous vous êtes placé auprès de la môme Marion ? qu’il me balance.

— Elle m’a passé une commande d’extase et a eu la gentillesse de me verser des arrhes.

— Une sacrée dévorante, ricane le barman.

Il répartit des éclats de glace dans des verres.

— Cette fois, fais-je, vous l’avez vu mon copain, hein ? Puisqu’il sort d’ici.

J’y vais au flan, comme les entremets Franco-Russe ; mais c’est la bonne méthode.

— Ben vous savez : le petit boutonneux que je cherchais !

Il me regarde avec de l’inquiétude sur sa pauvre vitrine mal aérée.

— C’t’une marotte chez vous.

— Enfin, bon Dieu ! m’emporté-je, vous n’allez pas prétendre le contraire, je viens de voir sa voiture devant la porte.

— Je vous dis que j’ai pas vu de scrofuleux dans ce bar. Vous n’auriez pas l’air d’un garçon sain d’esprit, je finirais par croire…

Je me gratte le front.

— Quelqu’un en tout cas vient de partir il y a moins de quatre minutes.

— Comment voulez-vous que je le sache, avec tout ce b… ? Et puis d’abord pourquoi que vous me questionnez de cette façon ?

Je sors ma carte. J’aurais peut-être dû commencer par-là.

— Fallait le dire tout de suite, ronchonne le barman sans s’émouvoir.

— Alors, j’écoute ?

— J’ai rien à vous dire. Jamais vu le paysan dont vous me parlez…

— Essayez de savoir qui vient de partir d’ici, sacrebleu, c’est très important, fils. Beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer.

Il essuie ses mains à une serviette en parcourant sa salle d’un regard averti. Et puis il a une mimique brusque.

— Oh ! je vois.

— Allez-y !

— Il y avait un habitué à la petite table dans l’angle du comptoir, là. Il m’a payé tout de suite car, affirmait-il, il attendait quelqu’un qui devait le ramasser.

— Bravo ! Ensuite ?

— Il y a un instant, je l’ai aperçu en conversation avec un gros bonhomme et, vous le voyez, il a disparu.

— Comment était le gros bonhomme ?

— Il se tenait de dos, alors pour le signalement vous repasserez ! Il n’avait pas l’air jeune. Il était très large. Il avait un chapeau de feutre…

— Bon, qui est l’habitué ?

— Un dénommé Carlier. Il est ingénieur dans une maison de machines comptables, je crois. Il vient souvent ici le soir.

— Vous savez où il habite ?

— Je crois que c’est rue La Trémoille. Oui, il a dû me le dire un jour.

— Il vient seul ici ?