— Tu connais le frère de Virginie ?
— Bien sûr, il vient souvent au Makao.
Elle ajoute :
— C’est lui qui connaît papa, voilà pourquoi Maurin m’avait demandé ce service.
— Il ne t’a pas précisé de quel genre de colis il s’agissait ?
— Absolument pas. Je suis plutôt discrète, vous savez.
— Hier, je t’ai demandé si tu connaissais un type blême ayant des boutons sur la gueule. Tu m’as répondu que non. Persistes-tu à nier ?
— Bien sûr.
— Avec tous les risques que ça comporte ?
— Mais je vous jure que je ne le connais pas ! Je vous jure ! Je vous le dirais si je le connaissais.
— Pourquoi voulais-tu parler à ton père, tout à l’heure ?
— Pour lui remettre un paquet que Bijou avait ramené sans le savoir d’Allemagne.
— Ah ! parce que le trafic est bilatéral ?
— Ben…
Je décroche le tubophone.
— Mathias, viens un peu par ici, enjoins-je.
Le rouillé s’annonce. Il a une tête d’hilare. Ma résurrection a plongé toute la Grande Taule dans une euphorie qui me va droit au battant.
— Tu vas me mettre cette souris dans la trappe spéciale, déclaré-je. On a encore des tas de trucs à se dire, elle et moi ; mais ce sera pour plus tard.
Là-dessus, je me barre sans tenir ma promesse concernant une visite au Vieux.
J’ai envie de penser.
Envie d’agir.
Pas de bavasser !
CHAPITRE XII
De retour au tabac, je fais le point de la situation. Bijou roupille en attendant le retour de Marion. Marion se fait du mouron dans le cachot noir de la manufacture des godasses cloutées, Béru file Pierrot-Gourmand vers des lieux mystérieux. Maurin, à London, mijote je ne sais quoi dans la chambre de son hôtel. Virginie est à la morgue auprès de son frangin. Et l’assassin d’Adèle continue de vaquer à ses nobles occupations. J’oubliais le plus chouette, le plus sexy, le plus suprêmement intelligent de tous ; le seul, le vrai, l’unique : le commissaire San-Antonio.
Eh bien ! ce remarquable élément de la police boit un blanc-cassis en regardant deux mouches en grande conversation. L’une doit être sourde car l’autre lui monte dessus afin de lui parler à l’oreille.
Que fait-il, le cher San-A., à part vider son verre quand il est plein ? Il attend. Et qu’attend-il ? La manifestation d’un rudimentaire personnage appelé Benoît Bérurier. Or elle se produit, cette manifestation espérée. Elle se produit en tornade. Taxi, claquement de portière. Le Gros glisse sur l’unique peau de banane de la rue. Il se pète la gueule contre une bordure de trottoir, saigne du nez, renifle le tout, jure, maugrée, bouscule un facteur, crève le ballon rouge d’un mouflet qui sortait triomphalement de chez André, lance une bouffée d’ail au nez de sa mère qui proteste, entre enfin dans l’établissement et me lance depuis le seuil un coup de sifflet tellement strident qu’on est obligé d’emmener d’urgence dans une maternité une dame qui n’était pas fâchée avec son mari huit mois plus tôt, de ramasser les débris des dix-huit verres que dix-huit consommateurs ont lâchés simultanément et de faire évacuer la salle, because le percolateur vexé va sûrement exploser.
C’est vous dire.
— Radine ! mugit le Gros au milieu du désastre.
Je me lève. Le loufiat me cavale au prose parce que je n’ai pas carmé mes Kir (il cherche fortune auprès du chanoine).
Je lui lâche une rafale de pièces de 1 F et il s’abat sur la moleskine pour les recompter. Nous sortons.
— Eh bien ! la Brioche, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je crois que je viens de retrouver ton tueur aux boutons, jubile mon Buffalo.
— Tu dis, Marquis ?
— Le bonhomme dont à qui j’ai filé le train est allé à la Muette, dans un bar. Il a retrouvé plusieurs potes, dont çui que je te parle et ils se sont mis à se cogner une partie de brèmes. Ce qu’aspergeant, j’en ai profité pour venir te piquer.
Alors on joue Corrida chez les flics, mes z’enfants ! On saute dans ma tire : direction la big strass. J’y réquisitionne Mathias et Mongin. Tous quatre, lestés de menottes, nous mettons le cap sur la Muette.
Le café indiqué par le Gravos est tranquille. Dans une arrière-salle, image conventionnelle : quatre messieurs jouent au pok. Quand on se pointe, ils pigent tellement vite que c’en est à se demander si depuis leur plus jeune âge ils ne se nourrissent pas exclusivement de poisson pour phosphorer de cette manière. Le scrofuleux tant recherché est le seul à essayer quelque chose. En moins de temps qu’il n’en faut à une écrevisse pour apprendre la marche arrière dans une auto-école, le méchant nous braque avec un feu tellement impressionnant qu’on se demande s’il n’aurait pas intérêt à le monter sur roulettes et à le tirer avec une corde. Le temps d’un éclair, je me dis que ça va vaser sec. Heureusement, quelqu’un sauve la situation. Le quelqu’un c’est Pierrot-Gourmand, le papa à Marion. Il est de première, le marchand d’herbes aromatiques.
Il ne fait qu’un geste, oui, qu’un seul, avec le bras. D’une détente, il applique le tranchant de sa main sur la glotte du boutonneux. Il n’y est pas allé mollo. L’autre pousse un gargouillement sévère, lâche son appareil à couper la parole aux bavards, et se tord de douleur au milieu des infusions de ces messieurs.
Nous pouvons le cueillir tout à loisir.
Je m’approche de la sainte table.
— Merci, dis-je à Pierrot-Gourmand, c’est le genre de truc qui peut te mériter une indulgence partielle au paradis.
Il me sourit.
— J’aime pas le raisin, dit-il. Après on a le costard plein de taches qui ne peuvent pas partir.
Avec un maximum de discrétion, j’embarque mon petit monde de Don Camomillo. Ça fait vachement plaisir, mes braves amis, de ramener du poisson fût-ce des maquereaux quand on a mis à tremper ses filets pendant plusieurs semaines sans voir la queue d’un.
CHAPITRE XIII
La réussite de la bonne pâtisserie de ménage consiste à mélanger savamment différents ingrédients. La réussite d’un bon interrogatoire des familles consiste au contraire à séparer les ingrédients et à les cuisiner séparément.
Je commence, ou plus exactement, nous commençons, car le fulminant Béru ne manque pas de m’assister en pareille circonstance, par nous occuper de Pierrot-Gourmand, le cher et honorable papa de Marion. Plusieurs raisons guident mon choix : son geste tout à l’heure pour neutraliser le boutonneux, le fait que nous ayons sa fille comme otage, et, enfin, sa réputation de vieux finaud qui n’aime voir tomber la pluie que sur le râble des autres.
Il est donc dans mon burlingue, assis comme un mylord, jambes croisées et me fixant avec beaucoup de prudence.
— Mon bon monsieur, attaqué-je, je suis bigrement surpris de voir un vieux renard comme vous impliqué dans une affaire où les meurtres sont aussi nombreux que des moineaux dans un cerisier.
Pierrot-Gourmand tire sur le pli de son futal.
— Je ne suis pour rien dans ces histoires, assure-t-il.
— Ah oui ! Ce n’est pas vous qui êtes allé chercher Carlier au Makao hier soir, pour l’amener au boutonneux, par hasard ?
Il hausse les épaules.
— Je le reconnais volontiers. Mais je ne vois pas en quoi je suis répréhensible. Casati voulait lui parler. Nous sommes allés chez lui d’abord, Carlier ne s’y trouvait pas. Alors, comme je savais qu’il fréquentait le Makao, je suis passé voir…
— Pourquoi Casati n’est-il pas descendu de bagnole ?
— Il m’a dit qu’il avait eu du suif avec le taulier du Makao. Et puis vous savez bien que dans le mitan on n’est pas tellement curieux…