— Vu ! Après ?
— Comment, après ?
Qu’avez-vous fait ?
— Je les ai quittés presque tout de suite.
— Tu te fous de moi, Pierrot ?
— Mais ma parole ! Casati, que je connaissais du bar où on se fait un pok de temps en temps, m’a dit qu’il avait une affaire de machines à écrire clandestines en provenance d’Allemagne. Il m’a demandé si je connaissais quelqu’un. J’ai tout de suite pensé à Carlier et je les ai mis en cheville, c’est tout.
J’évite de le regarder. Mimant le Vieux, je dessine des objets innocents sur mon buvard. Je suis assez porté à le croire. À mon avis, Pierrot-Gourmand et sa fille sont uniquement dans le pavot. S’il y a eu une interférence de mon affaire dans leur petite vie de trafiquants, c’est par hasard. Ils connaissaient Virginie, son frère et son fiancé, voilà tout. Je vois très bien le jeu de ce Casati : il voulait buter Carlier. Seulement il devait agir prudemment. Alors il a raconté cette histoire de machines à Pierrot, sachant bien que le vieux marchand de rêve penserait automatiquement à Carlier en lui laissant le soin de le lui amener…
L’art de ne pas se mouiller.
Je pointe mon crayon sur Pierrot.
— Écoute, mon pote, dis-je. Je vais te faire coller au placard où j’ai déjà ta fille. S’il s’avère que tu ne m’as pas menti, en considération de ton intervention au troquet, j’écraserai le coup au sujet de la valise à Bijou, tu me suis ?
Il ne bronche pas. Je lui apprends l’arrestation de sa môme et ma parfaite connaissance de leur activité et il reste imperturbable : une âme bien trempée !
— Par contre, poursuis-je, si je découvre que tu m’as berluré, ça bardera tellement pour vous deux que deux cents ans après ta mort tu feras encore des cauchemars.
— J’ai la conscience tranquille, rétorque-t-il.
— Façon de parler, ricané-je.
— Naturellement, consent Pierrot ; mais vous me comprenez ?
— À merveille. Dis-moi, Gourmand, les deux autres mecs qui jouaient aux brèmes avec vous ?
— Des demi-porcifs, fait Pierrot-Gourmand, méprisant. Ils n’ont rien à voir avec Casati.
— Tu connais le boulot de ce monsieur ?
— Je sais que c’est un méchant, oui. Maintenant, ce qu’il maquille…
— Il ne t’aurait pas fait quelques confidences, par hasard ?
Pierrot se fend le parapluie.
— Vous savez, c’est pas son genre.
D’ailleurs, murmure-t-il, vous allez vous en apercevoir. Pour lui arracher quelque chose, faudra prendre votre crochet à bottine des grands jours.
— On le prendra, Pierrot. On le prendra, rassure-toi. D’autant plus que cet enviandé a scrafé une parente à moi, j’ai des patins personnels.
— Tant mieux.
— Pourquoi tant mieux ? m’étonné-je.
Il secoue la tête.
— Ben voyons, après ma petite séance au moment de son arrestation, j’ai pas intérêt à ce que vous le remettiez en circulation. J’ai que cinquante-six carats, moi, patron. L’âge où la vie a le meilleur goût.
Après l’avoir fait conduire dans une cellotte, j’ordonne à Mathias de nous amener Casati. Un morceau de résistance. Un supercoriace. Béru en salive déjà comme un boxer devant une entrecôte.
— Mon Gros, je lui dis, tu sais que je ne suis pas partisan de la violence, mais nous nous trouvons devant un cas particulier. Le client qu’on amène a buté ma brave Adèle. Il a buté Carlier, probablement aussi la gosse Virginie. Il a essayé de m’assaisonner et d’assaisonner ma Félicie. Alors pas de cadeau. Dès qu’il sera dans cette pièce, tu l’entreprends. On lui parlera après.
Bérurier hoche sa lourde tronche avec gravité.
— Espère un peu, me dit-il.
Il quitte sa veste et la dépose sur un dossier de chaise. Il porte une chemise bleu limande gâtée, rapiécée avec de la cretonne à fleurs et déchirée cependant aux coudes.
Avec une lenteur calculée, le Mahousse retrousse ses valeureuses manches prolétariennes. Les bras qu’il dénude sont gros et couverts de poils frisés, collés par la sueur.
Il défait sa cravate, rentre les pauvres extrémités à l’intérieur de son grimpant et se masse les poings alternativement. Après quoi, d’une chiquenaude, il rejette son bitos derrière sa hure. Les bords gondolés, verdis, crasseux, luisants, lui composent une sorte d’auréole émouvante. Saint Béru, canonisé au beaujolais. À mené une vie exemplaire derrière sa plaque de police. À défait les hérétiques à maintes reprises et à coups de poing. À supporté vaillamment la présence intempestive d’Alfred-le-coiffeur dans le lit conjugal pendant plus d’une décennie. À servi de souffre-douleur au commissaire San-Antonio pendant plus de temps encore. S’est illustré par son langage pittoresque, son appétit féroce et sa gentillesse proverbiale. Voilà ce que nos enfants liront un jour dans le « La Rousse illustrée ».
Mathias introduit Casati. Un petit coup de projo sur le personnage. C’est le vice dans toute son horreur. Il n’est que haine et méchanceté. De vilains boutons brillent sur sa face blanche comme des ampoules électriques sur une piste de ski.
Il fait quelques pas dans mon burlingue, menottes aux mains, en nous regardant méchamment. Puis il s’immobilise. Moi je suis resté assis et je le détronche d’un œil implacable.
Béru ôte son râtelier disloqué et le dépose sur le bord du bureau. Il aime avoir ses aises quand il travaille.
Il s’approche du gars en le détaillant pour savoir par quel bout il va l’attraper. Faut le voir, le Gros, dans ces cas-là. Il prend à son compte toute ma colère. Je vous l’annonce, mes frères, notre bienheureuse Adèle sera vengée d’ici pas longtemps. Parvenu à trente centimètres du gars, le Gros s’immobilise, comme un sanglier devant une affiche représentant Brigitte Bardot en bikini. Le silence est intense.
Casati toise Béru avec une insolence au fond de laquelle naît la peur.
— Alors ? demande-t-il, on se lave les pieds ou on se fait cuire une soupe ?
Fallait pas dire ça. C’est une catapulte pour Bérurier. Voilà le Gros en action. Il bondit sur le mec, le chope à bras-le-corps et continue de foncer jusqu’à ce que le type rencontre le mur. Ça fait plouff ! Casati est étourdi par ce formidable choc. Le Gros renifle et hennit.
Le tueur essaie de ne pas perdre sa superbe.
— Pas malin de jouer les gros bras avec un homme enchaîné, eh ! grosse tante ! lance-t-il à Bérurier.
Ah ! mes frères, ce travail ! La destruction de Pompéi, la catastrophe d’Agadir, l’écroulement de Clamart, tout cela ne donne qu’une idée vague de ce que représente Béru sous une telle insulte. Ça devient un séisme, un raz de marée, Verdun, Pearl-Harbour, le choléra à Marseille, l’explosion d’un Boeing.
Il hurle en trépignant et en projetant des sécrétions par le nez et par la bouche.
— Enlève-moi illico les poucettes de cette carne que sinon je vais faire un grand malheur dans cette maison, Tonio ! Et magne-toi le valseur que je peux plus me retenir !
Il n’y a pas à protester. On ne calme pas la tempête avec du blabla. Je me grouille de délivrer Casati de ses menottes car si je n’obéis pas, Bérurier va démolir la maison Poulaga à coups de poing.
Lorsque le tueur a les mains libres, il se met en garde.
Puérile défense ! Tombe-t-on en garde lorsqu’un troupeau d’éléphants vous charge ? Tombe-t-on en garde quand un camion sans freins dévale une pente et fond sur vous ? Tombe-t-on en garde quand les panzers divisions allemandes font péter la charnière de Sedan ? Ce qui a lieu n’est pas descriptible. Il y a Béru. Il n’y a que Béru. Béru ruant, Béru en rut, Béru riant, Béru riez ! Béru qui fonce, Béru qui frappe, Béru qui malaxe, qui moleste, qui écrase, qui tord, qui dévisse, qui déboîte, qui assomme, qui tuméfie, qui arrache, qui défonce, qui brise, qui calotte, qui édente, qui est Dante, qui fouaille, qui luxe, qui harakirise, qui martyrise, qui anesthésie, qui démantèle, qui ruine, qui conque, qui dame, qui gnons, qui nine, qui proquo, qui toudouble, qui tus, qui va là.