La rumeur, le fracas, le brouhaha (dit-il en espagnol) attire les populations poulardines. On se prévient, on rapplique, on s’accumule dans le burlingue. On téléphone à ses amis d’accourir. On vend les places au marché noir. C’est fabuleux. C’est un paroxysme, un aboutissement, une apothéose. Ça dure près d’une demi-heure soit environ trente minutes ou, pour employer le langage courant, dix-huit cents secondes. Quel festival ! Quelle science du coup ! Quelle générosité dans l’effort ! Quelle prodigalité dans la torgnole. La course de chars de Ben-Hur, de la rigolade d’hépatique à côté de ce spectacle. Bérurier s’est transcendanté, pour parler comme l’homme de la rue. (De la rue de la Pompe, bien entendu.) C’est lui Ben-Hur. Que dis-je : Ben-Hure.
Il est beau, Béru. Toujours le bitos sur la tête… Ses derniers boutons de pantalon déclarent forfait les uns after les autres. Quand il s’arrête, il fait quelques pas en arrière et s’écroule dans le fauteuil que je lui avance. Les jambes allongées, le buste au dossier, la tête renversée, il laisse ses braves poumons se repaître d’oxygène. De sa poitrine sort un bruit rappelant la chambre des machines du Liberté. La noblesse du maintien nous impressionne. À tel point que nous en oublions de nous pencher sur M. Casati. Car ce tas informe qui gît le long du mur, c’est le ci-devant virtuose du fusil à lunette.
— On pourrait lui foutre un peu d’eau sur la g… ? propose Mathias, à qui sa chevelure couleur d’incendie donne des instincts d’extincteur.
Et d’aller puiser de l’eau fraîche dans les lavabos. On asperge le steak tartare servant de physionomie au tueur. Chose étrange, il n’a plus de boutons sur la frite.
L’eau s’avérant inopérante, quelqu’un lui fait biberonner un coup de rhum. Au bout de cinq minutes, il rouvre ce qu’il peut d’yeux. On attend des réactions de sa part.
— Oh ! la vache, balbutie-t-il. Oh ! la vache !
On le réconforte.
— Il a repris connaissance ? demande Béru d’une voix déjà moins essoufflée.
— Oui.
— Bon, alors je vais le continuer.
— À force de le continuer, tu vas le finir, objecté-je. J’ai besoin de bavarder avec lui auparavant, ne l’oublie pas.
— Dommage, rouscaille le Mastar. Je commençais juste à me roder. T’as tort, San-A. Quand on tient la forme, faut pas se rouiller.
— En fait de rouiller, tu dérouillerais plutôt. Quelle dégelée ! On n’a jamais vu ça, pas vrai, les gars ?
Mes collègues hochent la tête.
— Jamais, affirme Dugommier, le plus ancien, celui qui part à la retraite après ses vacances, jamais… Et pourtant !
— Tu vois, Béru, c’est toi qui as le ruban bleu du passage à tabac.
Cette distinction spécieuse dilate la glande à orgueil de mon brillant camarade.
— J’suis doué, admet-il en jouant les modestes. Ça m’est venu comme ça… Un don, quoi, faut pas chercher à comprendre. Bien vrai, tu ne veux pas que je lui récite mon deuxième couplet ? C’est le plus beau : rien qu’en manchettes roulées que je le travaillerais !
— Auparavant, il faut qu’il chante. Et il a déjà le fa-dièse voûté et du jeu dans le contre-ut.
Je m’agenouille auprès de Casati.
— Écoute, mon mignon, je lui gazouille, t’es cuit comme du charbon de bois, j’espère que tu t’en rends compte ? Seulement, au lieu de te laisser vivre tes derniers jours confortables en taule, on peut continuer les misères pendant des temps infinis. Surtout n’espère pas qu’on te déférera devant le Parquet avant que tu n’aies parlé. Je suis prêt à risquer ma carrière pour te garder au frais et te faire jouir jusqu’à ce que tu l’ouvres. C’est à toi de savoir ce que tu préfères.
Un silence. Il essaie de respirer à peu près normalement.
— Oh ! bon, ça va, je causerai, promet-il.
Fort de cette soumission, je fais évacuer la salle, à l’exception de Bérurier toutefois. Mon brave pote a fini la boutanche de rhum afin de se donner du cœur. Joyeux, il entonne une chanson très ancienne d’une voix qui fait penser à Armand Mestral en train de se gargariser :
Comme chaque fois, en parvenant à cette période de la chanson, l’émouvant Béru éclate en sanglots. Les larmes coulent, abondantes, sur ses bonnes joues bouffies. Je me marre, mais il chiale de plus belle.
— Ce que c’est dégueulasse, hoquette-t-il, ce vieux qui vient faire ch… ces amoureux because il est bourré aux as et que la gamine n’a pas d’auber. Et la pauv’ gosse, tu connais ses rédactions ? Tu les connais pas, dis ?
Et il essaie de chanter à travers ses sanglots :
Je l’abandonne à ses larmes. Casati est maintenant adossé au mur, tout sanguinolent. On dirait qu’il vient de passer ses vacances dans une bétonneuse.
Je m’accroupis près de lui, lui repasse les menottes pour achever de le démoraliser et je pointe mon index impitoyable sur sa très pitoyable personne.
— À table, mec ! Je veux la vérité, de A jusqu’à Z. Et il faut me la servir entière !
CHAPITE XIV
Il la sert entière, mais par versements échelonnés. Ce pauvre monsieur vient de se faire effeuiller une bonne dizaine de crocs ; il a la langue aussi enflée qu’un gazomètre et ses lèvres sont plus fendues que les pieds d’une vache. Quand il jacte, on dirait le bruit que produit un monsieur marchant dans de la purée avec des bottes. Des chailles qui se tenaient encore piquées dans son socle à râtelier partent à la faveur d’une consonne sifflante. Son naze ressemble à un bel hortensia. Bref, l’homme est diminué et peu apte à donner une conférence de presse. Mais le Béru qui a dégagé son sentimentalisme exacerbé de sa chanson reste debout devant lui, menaçant comme un building qu’on aurait bâti sur de la guimauve.
— Vas-y doucement, l’invité-je, avec cette vaste mansuétude qui m’a valu le premier prix au concours de mansuétude in door et si tu sens qu’une bielle grince, Lesieur est là pour te redonner des moyens.
Il commence à se vider tout doucettement.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Le passé, assuré-je (j’ai eu un cousin dans les assurances), seulement le passé ; le présent et même l’avenir, je m’en charge. Tu vois que je ne suis pas exigeant. Pour commencer, dis-moi pour le compte de qui tu travailles.
— Si je le savais, seulement.
— Commence pas à te foutre de moi ou mon ami que voici se repenche sur ton cas et alors aucune force au monde ne pourra l’empêcher de te déguiser en pâte d’anchois.