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Cette fois-ci, je ne lui dis rien. Mais je le fustige d’un regard impitoyable. Un de ces regards qui font comprendre aux saints que le meurtre est une chose courante et aux rosières que le viol est un passe-temps qui en vaut un autre.

Il bredouille :

— Je m’excuse d’insister. Pourtant je voulais vous dire…

Il reprend une goulée d’oxygène et avant de la restituer sous forme de gaz carbonique, il lâche très vite :

— Je crois bien qu’il y a le feu au premier étage du pavillon !

Je fais un bond qui amène ma tronche à douze millimètres du plafond.

— Espèce de truffe ! Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?

Plantant là Hector, je m’élance dans l’escalier. Il n’a pas menti, le cousin. L’aile gauche du palais est en flammes. M’est avis que le foyer a commencé dans ma chambre.

— Téléphone vite aux pompiers ! je hurle à Félicie.

Puis je m’avance courageusement à la rencontre du sinistre. C’est bien dans ma piaule que ça flambe. Elle brûle allègrement, cette chambre où j’ai passé ma jeunesse. Mes bouquins, mes bibelots, mon lit portugais, mes tableaux, tout cela n’est qu’un immense brasier. Dans un ultime flamboiement de joie, ce petit univers qui m’était si cher s’anéantit. Impossible de sauver quoi que ce soit, sinon le reste de la maison.

Je me grouille d’ouvrir en grand les robinets de la salle de bains pendant qu’elle est encore accessible. Puis je redescends quatre à quatre, je fonce dans le jardin et je branche le tuyau d’arrosage.

San-A., le petit pompelard des familles ! Je dirige le jet du tuyau en direction de la fenêtre de ma chambre, laquelle, vu la chaleur, est grande ouverte.

C’est sûrement une lutte ridicule étant donné l’importance du sinistre, mais je suis de ceux qui font toujours quelque chose, même lorsqu’il n’y a plus rien à faire. C’est pas que je doive avoir l’air extrêmement spirituel avec mon déguisement et ma lance d’arrosage, mais ça donne une contenance. C’est dans cet attirail que les pompezingues me découvrent. Là-haut, ça continue de chauffer. Grâce à la tisane qui inonde la salle de bains, les flammes l’épargnent, et comme elle sépare ma chambre de celle de Félicie, celle-là se trouve provisoirement épargnée.

Les pompelards investissent la maison et en vingt minutes jugulent le foyer. Seulement je vous l’annonce, après ça le pavillon ressemble plus à un asile de nuit bombardé qu’à une coquette demeure de la proche banlieue parisienne. Le premier est tout noir, une partie de la toiture est brûlée, l’escalier est roussi et l’eau a tout détrempé : les planchers et les meubles.

— Je voudrais vous dire un mot, me fait le vice-sous-lieutenant des pompiers.

Je le guide au salon. Adèle s’y trouve toujours, abîmée dans ses dévotions. Elle ne s’est aperçue de rien. L’eau dégouline par le plafond fissuré et elle en a partout autour de son fauteuil. Mais elle poursuit son circuit autour du chapelet à la moyenne horaire de cent vingt grains.

Apercevant le sous-officier casqué, elle fronce les sourcils au-dessus de ses yeux myopes et me chuchote :

— Qui est ce monsieur chauve dont le crâne brille tant ?

Je me garde de lui répondre. Alors, réalisant qu’elle a les pieds trempés et que le salon baigne dans vingt centimètres d’eau, elle s’écrie :

— Seigneur ! Le chat s’est sûrement oublié.

Puis elle sort en courant pour prévenir Félicie.

— Monsieur, attaque le chef pompelard, je dois vous prévenir que cet incendie me semble des plus suspects.

Je devrais le prévenir qu’à moi aussi, il me paraît peu catholique, mais je m’abstiens.

— J’ai relevé des traces assez éloquentes contre un pan de mur resté à peu près intact.

— Vraiment ?

— Une main criminelle (il est abonné à « Qui Détective ») a placé des plaquettes de phosphore contre les murs.

Je me sens tout ramolli de la pensarde. Alors ça n’a servi à rien que je meure ? Même après moi, mes ennemis impitoyables continuent leurs giries ?

Le vice-sous-lieutenant me dit qu’il va prévenir la flicaille. Pendant qu’il fait son devoir, je trotte rejoindre Félicie.

M’man, je vous l’ai dit mainte et mainte fois, c’est quelqu’un. Dans les cas désespérés elle sait conserver son calme.

Tout autre qu’elle pleurnicherait et se tordrait les mains. Elle, pas du tout. Elle évalue le désastre avec l’œil critique d’un inspecteur d’assurances.

— Écoute, m’man, tu vas faire ta valise et filer à Lisieux, chez Adèle.

— Mais, Antoine !

— Tu te rends bien compte que la maison va avoir besoin de sérieuses réparations. Et puis il y a toujours ce danger mystérieux qui finira par nous rendre dingues, toi et moi, si nous ne prenons pas des précautions. Fais ce que je te dis.

Elle sait obéir.

— Comme tu voudras, Antoine, mais j’ai gros cœur de laisser ma pauvre maison dans cet état. Quand je pense à ta chambre. Il y avait tes jouets de quand tu étais petit dans le placard, mon pauvre grand. Et tes livres de prix. Tes diplômes. La médaille militaire de ton père…

Pour la première fois, deux grosses larmes roulent sur ses joues ridées. Je les essuie avec mon mouchoir. J’ai mon gosier qui fait un « 8 ».

Comme tu voudras, répète-t-elle enfin. Comme tu voudras.

CHAPITRE III

Je franchis le porche de la maison Viens-Poupoule et me présente au standardiste. Il me visionne sans me reconnaître, ce qui me permet d’apprécier à quel point un flic peut faire une vilaine bouille lorsqu’un simple quidam s’approche de lui.

— Mouais ? demande-t-il.

Je lui dis que je voudrais parler au Big Boss et il prend l’air d’un qui n’en aurait pas deux.

— Sans rendez-vous ? tonitrue l’homme à képi.

— Dites-lui que je suis l’oncle du commissaire San-Antonio.

Ça le rend comme du velours.

— Oh ! En ce cas…

Le Vioque qui a mordu l’astuce dit de me faire monter. Pendant que je me farcis les étages, je vois le noble Béru aux prises avec l’ascenseur hydraulique de l’établissement. Coincé entre deux étages par une main perfide qui a ouvert une porte du haut, il secoue la grille comme un chimpanzé à qui on aurait oublié de refiler de la bouffe.

— Plus rien ne marche dans cette p… de baraque depuis que le gars San-A. est plus là ! mugit-il. Des comme lui, on en retouchera jamais plus. Tirez-moi de là, bande de vaches, sinon je fais un malheur.

Je me demande quelle sorte de malheur il pourrait provoquer, coincé qu’il est dans l’étroite cabine. Mais au lieu de me perdre en conjectures, je lui annonce que je vais fermer la porte provoquant la panne et il se confond en remerciements.

— Dites donc ! mugit-il, comme je tourne le coin de l’escadrin, il me semble que je vous connais, vous ?

— Nous avons dû nous rencontrer dans une vie antérieure, suggéré-je en gravissant les marches.

Parvenu à l’étage supérieur, je ferme la lourde et l’ascenseur est apte à poursuivre sa lente descente, lesté du dear Béru.

— Merci, qu’il meugle, l’Énorme. Vous êtes bien aimable !

Je me dis qu’après tout, il est stupide de contrarier l’esprit farceur de mes collègues (pardon, de mes provisoirement ex-collègues) et je la rouvre avant que le Gros ne soit parvenu au terme de son voyage hydraulique.

— V’là que ça recommence ! aboie-t-il. Qui que c’est, la tête de c… qui se permet des fesses de scie pareilles ? Hein ? Qu’y se montre un peu, que j’y ramone le naze à coups de savate !

Un instant je rigole, comme si je vivais une période normale. Ce Béru, c’est un peu mon vice, vous le savez.

Ses mauvais mots, ses colères éléphantesques, ses rudes gentillesses font partie de ma vie. Je l’aime quand il tonitrue, je l’adore quand il fait étalage de ses connaissances historiques en vous affirmant que la reine Juliénas est la fille de la reine Vilaine Mine, et je le vénère lorsqu’il se met à rêver tout haut d’une maisonnette en marbre blanc couverte de chaume. On peut mourir sans avoir vu Naples, on ne peut pas mourir sans avoir vu Bérurier le noble, Bérurier le preux, le valeureux, le magnanime. Béru le délirant, Béru le fol qui, irrésistiblement, me fait songer à Charles VI, ce gentil roi auquel sa couronne servait de cheminée. Oui, Béru, le seul, le vrai, l’unique. Béru avec ses cavâtes tellement luisantes qu’on les croirait en toile cirée, avec ses chemises innommables, ses vêtements fripés, sa braguette béante, son chapeau ramolli, sa barbe pas rasée, son nez vineux, son haleine qui sent l’égout-quand-le-temps-va-changer. Béru et sa faim constante, sa soif inextinguible, ses gifles qui font cracher des dents, ses larmes pareilles à de l’eau de vaisselle. Béru et sa vaste poésie.