— Je voudrais savoir si, très récemment, un homme n’aurait pas loué une camionnette dans un garage spécialisé. Il s’agit d’une 403 grise bâchée. L’homme en question pourrait être vêtu d’un complet bleu. S’il a rendu la voiture, celle-ci devrait avoir des traces de ciment aux pneus.
J’entends miauler le stylo du Dabe sur une feuille aussi glacée que le sommet de sa coupole imitation plexiglas.
— Une piste ? demande-t-il.
— Moins que ça : une possibilité de piste. Le brouillon d’un projet de brouillon d’enquête.
— Je mets une dizaine d’hommes sur cet os.
— Dites-leur de commencer leurs investigations par Pereire, d’abord parce que c’est le quartier des marchands de bagnoles d’occase, ensuite parce que les traces s’arrêtent au pont de Neuilly, c’est-à-dire sur le trajet Saint-Cloud-Pereire.
— Entendu.
Il va pour raccrocher, mais je fais un arrêt de volée.
— Dites, il faudrait aussi me retrouver un bar dont une partie de la raison sociale est « ao-Bar » et qui distribue des allumettes-réclame à ses clients.
— Je m’en occupe. Vous me rappelez ?
— Oui. Salut, patron.
Je raccroche. Depuis un instant, je sens que ça va mieux.
Nous sortons un peu de cette purée de pois affolante. Nous « faisons quelque chose », comprenez-vous ? C’est cela qui compte : agir ! Se manifester, prendre des décisions !
Je vais biberonner mon blanc. Le loufiat astique modérément son perco en fredonnant une chanson dariomoréniesque. La vie est là, simple et tranquille ; sauf pour Adèle, bien entendu.
J’espère qu’ils vont lui flanquer des funérailles à tout casser, à Lisieux. Et dire que je ne peux même pas m’occuper d’elle. Enfin, je m’en occupe à ma façon.
Je découvre qu’il est l’heure pour un honnête homme de déjeuner. Je traverse l’avenue et je vais colmater mes brèches dans un restaurant délicat, plein de cuivres étincelants et de rideaux à petits carreaux.
CHAPITRE V
J’achève ma poire Belle Hélène, je finis ma demi-boutanche de bordeaux et je sollicite de la haute bienveillance du serveur un jeton de téléphone, ce qui, venant après ce repas gastronomique, passe pour une requête modeste.
Nanti du nickel je vais sonner le Vieux. Deux petites plombes se sont écoulées depuis mon premier coup de tube et j’ai le battant qui fait du yoyo.
— C’est inouï que vous m’appeliez en ce moment, dit le Frisé.
— Ah oui ?
— J’ai dans mon bureau l’inspecteur Martinet qui vient m’apporter un renseignement positif.
Je mugis :
— Quoi ?
— Il a trouvé un garagiste, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, qui a vendu, ce matin même, une 403 camionnette à un homme vêtu d’un complet bleu.
— Quoi !
Il me jouerait du Bach au fifre à moustache que je ne serais pas plus charmé.
On commence à y voir de plus en plus clair. Le Vioque me donne l’adresse du garage en question.
— Quant à votre établissement, poursuit le Big Boss, il n’y a que le Makao-Bar qui réponde à la petite colle que vous nous avez posée. Il se trouve rue Marbeuf.
Je crie merci au Dabe et je lui cloque un déclic avant de prendre mes cliques et mes claques.
Le marchand de voitures d’occase est un type de belle stature, vêtu avec recherche (des recherches qui n’auraient pas abouti) et coiffé d’un feutre vert à bord court orné d’une petite plume de faisan. Il se donne des airs de hobereau, mais plus il se prodigue, plus il ressemble à un marchand de bagnoles fatiguées.
Je lui vaporise mon identité et il hoche la tronche d’un air navré, style « des flics, je sais bien qu’il en faut mais moi, à votre place, j’aurais fait autre chose ».
— Vous venez because la bagnole de ce matin ?
— C’est moins à cause de l’auto que de celui qui l’a achetée, dis-je.
Il sourit, me cloquant à bout portant dans les lampions le reflet de ses quatorze ratiches en jonc.
— Je m’en doute.
— Signalement et identité du quidam, please, fais-je nonchalamment en flattant la croupe d’une Aston-Martin.
Le gentleman se croit obligé d’adopter un sourire blasé et un tantinet méprisant.
— La trentaine, petit, très pâle de visage, cheveux châtains ondulés ; des boutons sur les joues. Pas appétissant, quoi. Maintenant, pour l’identité, si vous voulez me suivre.
Il pénètre dans un box vitré et s’empare d’un registre noir bourré de feuillets détachés.
— Jean-Paul Carville, négociant, 11, rue Notre-Dame-de-Lorette.
Négociant en meurtres. Charmante profession. Monsieur marne dans la métamorphose. Vous lui désignez une personne vivante et il s’arrange pour en faire un défunt.
Je note ces tuyaux sur un morceau de papier que j’introduis délicatement dans la poche supérieure de mon veston.
— Ce type a donné quoi comme prétexte ? questionné-je.
L’autre bouille à la plume de faisan ricane.
— Quand vous allez acheter une brosse à dents, vous donnez un prétexte au pharmacien, vous ?
Si je ne me retenais pas, je lui ferais glavioter ses quatorze chailles en or. Mais je me retiens. D’ailleurs, il poursuit :
— Il m’a dit qu’il avait besoin d’une camionnette. Celle que j’avais de disponible se trouvait en vitrine avec un écriteau « À vendre » grand comme ça. Il l’a examinée, essayée, et l’a achetée…
— Si vite ?
— Il m’a expliqué que son chauffeur venait d’accidenter leur bagnole de livraison…
— Vous voyez bien qu’il vous a fourni des explications.
Le marchand de kilomètres cesse de rigoler.
— Et il vous l’a réglée, cette camionnette ?
— En liquide.
— Tout bêtement ? Pour un commerçant qui doit justifier de ses dépenses vis-à-vis du fisc…
— Aujourd’hui les banques sont fermées et il voulait l’auto immédiatement !
Correct ; je ne trouve rien à objecter.
— Le numéro minéralogique de la camionnette, je vous prie.
Il me le donne.
— Ça boume, merci.
Je me tire. Direction N.-D.-de-Lorette, vous vous en doutez. Et si vous ne vous en doutez pas, c’est que vous êtes trois fois plus glands que je ne l’imaginais.
Aimable concierge. Elle devrait être anglaise. Elle ressemble à une old lady tombée dans la panade. Son balai ne lui fait rien perdre de sa distinction congénitale.
— Quel nom dites-vous ? s’étonne-t-elle.
— Carville. Jean-Paul Carville. C’est un monsieur d’une trentaine d’années, plutôt petit, au teint pâle…
Mais elle secoue sa tête agrémentée de cheveux blancs, vaporeux.
— Vous devez faire erreur, dit-elle. Je ne connais personne répondant à ce nom et à ce signalement.
Je m’en gaffais obscurément, mes frères. Je l’ai dans le Laos. C’était pas marie, du reste, de penser que le tueur avait balancé au marchand de tires une identité extra-bidon.
Je remercie la dame d’autant plus chaleureusement qu’il fait au moins trente degrés et je m’emmène balader du côté des Champs. Par un coup de veine que je vous laisse le soin de qualifier, à vous autres qui êtes cocus, je trouve une place juste devant le Makao-Bar. Le temps de régler mon disque, because la zone bleue des Vosges, et je me propulse dans l’établissement. Une porte, un escalier de bateau à la rampe de corde, et j’atterris dans un sous-sol frais comme la morgue où un électrophone coûteux diffuse une musique réfrigérante. À cette heure, le bar est désert. Il n’y a que le barman en veste blanche qui étudie son horoscope dans France-Soir. Il est du Verseau et le mage de service prédit aux natifs de ce signe de rares félicités pour la journée.