On avait félicité Rampa pour l’Inquisition espagnole. C’est vrai, il vivait en Espagne à l’époque ; en fait, il traînait dans les cantinasdes régions les plus agréables. Il n’était même pas au courant, avant de recevoir la citation. Il était allé jeter un coup d’œil et était revenu prendre une cuite qui avait duré une semaine.
Et Jérôme Boschc Quel cinglé !
Et quand on les croyait pervers au-delà de tout ce que l’Enfer pouvait concocter, ils manifestaient à l’occasion plus de grâce que le Ciel n’en aurait pu rêver. Souvent, c’était le même type dans les deux cas. Ça venait de cette histoire de libre arbitre, bien entendu. Démoralisant.
Aziraphale avait tenté de lui expliquer tout ça, un jour. Le principe, avait-il dit – c’était vers 1020, ils venaient de conclure leur petit Accord –, le principe, c’est qu’un humain choisit d’être bon ou mauvais. Tandis que le rôle de gens comme Rampa et, bien sûr, lui-même, était défini dès le départ. Les humains ne pouvaient pas atteindre à la béatitude s’ils n’avaient pas la capacité d’être vraiment mauvais.
Rampa y avait réfléchi quelque temps, et avait répondu, aux alentours de 1023 : Hé, minute, ça ne fonctionne, tu vois, que si tout le monde part à égalité, non ? On ne peut pas espérer que quelqu’un qui fait ses débuts dans une masure fangeuse au beau milieu d’une zone de conflits se débrouille aussi bien que celui qui naît dans un château.
— Ah, avait répliqué Aziraphale, c’est là que ça prend tout son sel. Plus on commence bas, plus on a de chances.
— C’est imbécile ! s’était exclamé Rampa.
— Non, c’est ineffable.
Aziraphale. L’Ennemi, bien entendu. Mais un ennemi depuis six millénaires, ce qui faisait de lui un ami, plus ou moins.
Rampa tendit la main vers le téléphone.
Un démon n’a pas son libre arbitre, évidemment. Mais on ne fréquente pas les humains sans apprendre une ou deux petites choses.
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Ni Damien ni Absinthe n’avaient franchement emballé M r Young. Pas plus qu’aucune suggestion de la sœur Mary Loquace, qui avait mis à contribution la moitié des Enfers et une bonne partie de l’Âge d’Or de Hollywood.
« Oh », finit-elle par dire, un peu vexée. « Je ne vois pas ce que vous reprochez à Errol. Ouà Cary. Ce sont deux très jolis prénoms américains.
— Je cherchais quelque chose de plusc eh bien, de plus traditionnel, expliqua M r Young. Nous avons toujours préféré les prénoms simples, dans la famille. »
La sœur Mary eut un sourire resplendissant. « Vous avez raison. Rien ne vaut les anciens noms, si vous voulez mon avis.
— Un prénom bien de chez nous, comme on en trouve dans la Bible », fit M r Young. « Matthew, Mark, Luke ou John », supputa-t-il. La sœur Mary fit la grimace. « Seulement, ça ne fait plus très biblique, en fin de compte. Ça fait plutôt penser à des cow-boys ou à des footballeurs, je trouve.
— Saül, c’est joli, suggéra la sœur Mary avec un léger espoir.
— Pas tropancien, quand même.
— Ou Caïn. Ça sonne très moderne, Caïn, je vous assure, risqua la sœur Mary.
— Hmmm. » M r Young ne semblait pas convaincu.
« Il y a toujoursc Il y a toujours Adam », dit la sœur Mary. Voilà qui devrait limiter les dégâts, se dit-elle.
« Adam ? » répéta M r Young.
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On aimerait se dire que les sœurs satanistes firent discrètement adopter le bébé en surnombre, le bébé B. Qu’il grandit, devint un enfant normal, heureux, rieur, débordant d’énergie et d’exubérance ; et qu’il grandit encore, fut un adulte normal et raisonnablement heureux.
Et c’est peut-être ce qui s’est passé.
Imaginez son premier prix d’orthographe, à l’école primaire ; son séjour à la fac, sans histoire mais agréable ; son travail de comptable dans le cadre de l’immobilière de Tadfield et Norton ; sa charmante épouse. Vous voulez peut-être ajouter quelques enfants et un violon d’Ingres — la restauration de motos de collection, par exemple, ou l’élevage de poissons tropicaux.
Vous ne tenez pas à savoir ce qui pourraitarriver au bébé B.
Nous trouvons votre version bien meilleure, de toute façon.
Si ça se trouve, ses poissons tropicaux lui ont valu de remporter plusieurs trophées.
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Dans une petite maison de Dorking, dans le Surrey, une lumière brillait à la fenêtre d’une chambre.
Newton Pulsifer, douze ans, maigre, avec des lunettes, aurait dû être couché depuis des heures.
Mais sa mère, convaincue du génie de son rejeton, lui permettait de rester debout longtemps après l’heure normale, de façon à conduire ses « expériences ».
L’expérience en cours consistait à changer la prise d’une antique radio en bakélite que sa mère lui avait donnée pour qu’il joue avec. Il était assis devant ce qu’il avait baptisé du fier nom d’ « établi », une vieille table en piètre état encombrée de bobinages de fil électrique, de batteries, de petites ampoules et d’un poste à galène qu’il avait fabriqué lui-même et qui n’avait jamais fonctionné. Il n’avait pas réussi non plus à remettre la radio en bakélite en état de marche, mais là aussi, reconnaissons-le, il n’atteignait jamais un stade si avancé.
Trois maquettes d’avions légèrement contrefaites pendaient par des fils de coton au plafond de la chambre.
Même un observateur distrait aurait constaté qu’elles étaient l’œuvre de quelqu’un de très minutieux et de très soigneux, mais pas vraiment doué pour les maquettes d’avions. Il en était lamentablement fier, même du Spitfire, dont il avait plutôt raté les ailes.
Il remonta ses lunettes sur son nez, plissa les yeux pour mieux voir la prise, et posa son tournevis.
Il était très optimiste, cette fois-ci ; il avait suivi à la lettre les instructions sur la façon de changer une prise, page 5 du Je sais tout sur l’Électronique pratique (plus : 101 façons de s’amuser sans risque avec l’électricité). Il avait relié les fils de couleur adéquats aux bornes de couleur correspondantes ; vérifié le fusible, qui était de l’ampérage correct ; tout revissé. Jusqu’ici, pas de problème.
Il brancha la prise. Puis il fit passer l’électricité.
Toutes les lumières de la maison s’éteignirent.
L’orgueil illumina le visage de Newton. Il faisait des progrès. À sa dernière tentative, il avait complètement plongé Dorking dans les ténèbres, et un employé de la Compagnie d’Électricité était venu pour avoir un petit entretien avec sa maman.
Il éprouvait une passion torride et totalement à sens unique pour tout ce qui était électrique. Son école s’enorgueillissait de posséder un ordinateur, et une demi-douzaine d’élèves studieux restaient après les cours pour se livrer à diverses activités avec des cartes perforées. Quand le professeur responsable de l’ordinateur avait enfin accédé aux prières de Newton qui voulait les rejoindre, le jeune garçon n’avait réussi à introduire qu’une seule et minuscule carte dans l’ordinateur. La machine l’avait déchiquetée avant de s’étouffer avec.
Newton en avait la certitude, l’avenir appartenait aux ordinateurs. Quand le futur arriverait, il serait à la pointe de la nouvelle technologie.
Le futur avait ses propres théories sur le sujet. Tout était consigné dans le Livre.
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Adam,réfléchit M r Young. Il prononça le mot à voix haute, pour entendre comment cela sonnait. « Adam. » Hmmmc
Il baissa les yeux sur les boucles dorées de l’Adversaire, du Destructeur de Rois, de l’Ange de l’Abîme sans Fond, de la Grande Bête nommée Dragon, du Prince de ce Monde, du Père du Mensonge, de l’Engeance de Satan et du Seigneur des Ténèbres.
« Vous savez, conclut-il au bout d’un moment, je crois bien qu’il a une tête à s’appeler Adam. »
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Ça n’avait pas été pendant l’horreur d’une profonde nuit.
L’horreur, ce fut deux jours plus tard, environ quatre heures après le départ de M rs Dowling et de M rs Young, accompagnées de leurs bébés respectifs. La nuit était particulièrement horrible et profonde, et, sitôt après minuit, tandis qu’un orage atteignait son paroxysme, la foudre frappa le couvent de l’Ordre Babillard, allumant un incendie sur le toit de la sacristie.