— Je croyais qu’il devait ranger le monde comme il était.
— Oui. Plus ou moins. De son mieux. Mais il a aussi le sens de l’humour. »
Rampa lui coula un regard de biais.
« Ton côté s’est manifesté ? demanda-t-il.
— Non. Et le tien ?
— Non.
— Je crois qu’ils veulent donner l’impression que rien ne s’est passé.
— Mon côté aussi, je suppose. Les bureaucrates sont comme ça.
— J’ai l’impression que mon côté attend de voir comment les choses vont évoluer », supputa Aziraphale.
Rampa hocha la tête. « Un répit pour reprendre un peu leur souffle. La chance d’effectuer un réarmement moral. Remettre les défenses à niveau. Se préparer pour le Grand Jour. »
Au bord de l’étang, ils regardèrent les canards se ruer sur le pain.
« Pardon ? demanda Aziraphale. Je croyais que le Grand Jour, c’était hier ?
— Je n’en suis pas sûr. Réfléchis. Si tu veux mon avis, le véritable Grand Jour, ce sera Nous tous contre Eux tous.
— Attendsc Tuveux dire le Ciel et l’Enfer contre l’humanité ?
— Évidemment, s’il a tout changé, il s’est peut-être changé lui-même, répondit Rampa avec un haussement d’épaules. Il a pu se débarrasser de ses pouvoirs. Décider de rester humain.
— Oh, j’espère bien. En tout cas, je suis bien certain que l’autre solution ne serait pas autorisée. Euhc Je me trompe ?
— Je n’en sais rien. On ne peut jamais être sûr de ce qui est prévu. Chaque plan en cache d’autres.
— Pardon ?
— Eh bien », répondit Rampa qui avait tant réfléchi à la question qu’il en avait la migraine, « tu ne t’es jamais posé des questions ? Tu sais – ton côté, le mien, le Bien, le Mal, tout ça ? Je veux dire : pourquoi ?
— Si ma mémoire est bonne, repartit l’ange d’une voix raide, il y a eu la rébellion etc
— Justement. Et pourquoi est-ce arrivé, hein ? Je veux dire, ce n’était pas une obligation, non ? » insista Rampa, une lueur de démence au fond des prunelles. « Quand on peut bâtir un univers en six jours, on ne laisse pas se produire un petit incident de ce genre. À moins qu'Il ne l’ait voulu, bien entendu.
— Oh, allons, réfléchis, fit Aziraphale, incrédule.
— Mauvais conseil. Grossière erreur. Si tu t’assois pour y réfléchir avec un esprit logique, tu aboutis à des notions très singulières. Par exemple : pourquoi créer les gens curieux, et puis installer un gros fruit interdit bien en vue, avec un grand doigt en néon clignotant qui dit : “C’est ici.”
— Je ne me souviens pas d’avoir vu un néon.
— C’est une métaphore. Enfin, tu vois, pourquoi faire ça si tu tiens vraiment à ce qu’ils ne le mangent pas, hein ? Je veux dire, tu as peut-être envie de voir comment tout ça va tourner. Ça fait peut-être partie d’un grand plan ineffable. Tout. Toi, moi, lui, tout. Une espèce de gigantesque test, pour vérifier si ce que tu as construit fonctionne correctement, pas vrai ? Tu commences à te dire : ce n’est pas une gigantesque partie d’échecs cosmique, c’est forcémentune Patience d’une extrême complexité. Et ne te fatigue pas à répondre. Si nous pouvions comprendre, nous ne serions pas nous. Parce que tout ça estc estc »
Ineffable, compléta la silhouette qui donnait à manger aux canards.
« Voilà, c’est le mot. Merci. »
Ils regardèrent le grand inconnu jeter soigneusement son sac en papier vide dans une poubelle et s’éloigner en traversant la pelouse. Puis Rampa secoua la tête.
« Qu’est-ce que je disais ?
— Je ne sais plus, répondit Aziraphale. Rien de très important, sans doute. »
Rampa hocha la tête, tristement. « Déjeuner ensemble, ça te tente ? » siffla-t-il.
Ils retournèrent au Ritz, où les attendait une table mystérieusement libre. Et peut-être les événements récents avaient-ils eu un effet sur la nature de la réalité car, tandis qu’ils déjeunaient, pour la toute première fois, un rossignol chanta au milieu de Berkeley Square.
À cause de la circulation, personne ne l’entendit, mais n’empêche : il était là.
C’était dimanche et il était treize heures.
Au cours de la décennie écoulée, le repas du dimanche, dans le monde de l’Inquisiteur sergent Shadwell, avait suivi un rituel immuable. Il s’asseyait devant la table de sa chambre, branlante et grevée de brûlures de cigarettes, en feuilletant un exemplaire canonique d’un des ouvrages de la bibliothèque 56 de l’Armée des Inquisiteurs, traitant de magie et de démonologie – le Nécrotélécomnicon,le Liber Fulvarum Paginarumou son préféré, le Malleus MaUeficarum 57 .
Puis on frappait à la porte, et madame Tracy annonçait : « Le déjeuner est prêt, M r Shadwell », Shadwell maugréait : « Effrontée gourgandine », attendait soixante secondes pour laisser à l’effrontée gourgandine le temps de regagner sa chambre ; ensuite, il ouvrait la porte, ramassait son assiette de foie, qui était en général coiffée d’une autre assiette pour tenir le plat au chaud. Et il l’emportait, mangeait en prenant vaguement garde à ne pas renverser de sauce sur les pages qu’il était en train de lire 58 .
Tel était l’immuable rituel.
Sauf que ce n’était pas le cas, en ce dimanche.
Pour commencer, il ne lisait pas. Il était simplement assis.
Et quand on frappa à la porte, il se leva tout de suite pour aller ouvrir, il n’avait pas besoin de se précipiter, cependant.
Il n’y avait pas d’assiette. Juste madame Tracy, arborant une broche en camée et une nuance inhabituelle de rouge à lèvres. De plus, elle occupait le centre d’une sphère de parfum.
« Oui, Jézabel ? »
Madame Tracy avait un débit enjoué, rapide et tremblant d’incertitude. « Et bonjour, M r S, je me disais, après tout ce que nous avons vécu ces deux derniers jours, ce serait un peu bête de vous apporter une assiette, alors je vous ai installé un couvert. Venezc »
M r S ? Shadwell la suivit avec méfiance.
Il avait encore rêvé, la nuit passée. Il ne se souvenait pas vraiment de quoi, à part une phrase troublante qui résonnait encore dans sa tête. Le rêve s’était fondu dans un brouillard, comme les événements de la veille.
Cette phrase, la voici : Il n’y a aucun mal à être chasseur de sorcières. J’aimerais bien en devenir un. C'est juste que, tu sais, ce sera chacun son tour. Aujourd’hui, on Va chasser les sorcières et, demain, on pourrait aller se cacher, et ce serait au tour des sorcières d’essayer de nous trouverc
Pour la deuxième fois en vingt-quatre heures – la deuxième de sa vie – il entra dans les appartements de madame Tracy.
« Asseyez-vous là », lui dit-elle en indiquant un fauteuil. Il y avait un anti-macassar sur le dossier, un petit coussin dodu sur le siège et un petit tabouret pour poser les pieds.
Il s’assit.
Elle lui déposa un plateau sur les genoux, le regarda manger et emporta son assiette quand il eut terminé. Ensuite, elle déboucha une bouteille de Guinness, la versa dans une chope et la lui tendit, puis elle but délicatement son thé pendant qu’il lampait bruyamment sa bière. Quand elle reposa sa tasse, celle-ci tinta nerveusement dans sa soucoupe.
« J’ai économisé un petit magot, déclara-t-elle tout à trac. Et vous savez, je me dis parfois que ce serait bien d’acheter une petite maison, quelque part à la campagne. Quitter Londres. Je l’appellerais Les lauriers-roses,ou Sam Suffit,ouc
— Shangri-La », suggéra Shadwell, encore qu’il aurait été incapable de dire pourquoi.
« Exactement, M r S. Exactement. Shangri-La. »Elle lui sourit « Vous êtes à votre aise, mon chou ? »
Shadwell s’aperçut avec une horreur naissante qu’il était à son aise. Monstrueusement, terriblement à son aise. « Dame, ouic » répondit-il prudemment. Il n’avait jamais été autant à son aise.