— C’est étrange, ça.
— C’est là que je l’ai trouvé et je ne vois pas ce que ça a d’étrange. C’est le fumier qui l’a agressée qui est revenu… Cette espèce de salopard !
— Pourquoi me faire lire ça ? s’étonne le jeune homme. Pourquoi ne pas plutôt apporter cette lettre aux flics ?
— Les flics sont des incapables ! objecte Reynier. Et puis il y a autre chose… Scotché à l’enveloppe, il y avait un DVD. Un film américain. Sur la boîte, il était écrit de regarder la vingt-sixième minute.
— Vous l’avez fait ?
— Évidemment ! C’est l’histoire d’un type à qui on a enlevé sa fille. À la vingt-sixième minute, le ravisseur appelle le père pour lui demander une rançon et lui précise que s’il prévient la police, il ne reverra jamais sa fille vivante… Je crois que le message est clair, non ?
Luc hausse les épaules.
— C’est classique…
— Comment ça, classique ?
— Intimidation, affirme Luc. Il espère vous effrayer pour que vous ne préveniez pas la police. Mais c’est ce que vous devriez faire.
Le professeur secoue la tête, apparemment peu convaincu. Luc lui rend l’enveloppe et le fixe droit dans les yeux.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Je veux que vous nous protégiez, ma famille et moi. Ma fille, surtout. C’est votre métier, non ?
Le jeune homme ne répond pas, il se contente d’allumer une cigarette.
— Pourquoi moi ? dit-il enfin.
— Vous êtes l’unique garde du corps que je connaisse !
— Vous devez d’abord alerter la police. Ensuite, on verra…
— Hors de question que je les prévienne.
Luc s’adosse à la Porsche, un léger sourire sur les lèvres.
— Si vous refusez d’aller chez les poulets, ce n’est pas à cause du film. C’est parce que vous avez des choses à vous reprocher… Je me trompe ?
— Ça ne vous regarde pas, tranche Reynier.
— Si vous voulez que je protège votre famille, ça me regarde, rectifie Luc. Je dois savoir qui je protège et contre quoi, ou plutôt contre qui. Le type qui a déposé cette lettre devait bien se douter que Maud n’allait pas reprendre sa voiture tout de suite et que c’est vous qui alliez trouver ce message.
Le regard de Reynier se perd dans l’horizon brumeux un instant.
— Je n’ai rien à me reprocher, ou alors des broutilles. Mais je fais un métier où l’on peut me rendre responsable de certaines choses.
— Responsable de quoi ?
— La mort d’un patient, par exemple. Même si aucune faute n’a été commise, certains peuvent se persuader du contraire… vous comprenez ?
— Possible… Monsieur Reynier, il vaudrait mieux jouer franc jeu avec moi. Si vous savez de qui provient cette lettre, dites-le-moi.
Armand s’approche du jeune homme.
— Le salaud qui m’a envoyé ça est le même qui a agressé ma fille. Et si je savais qui il est, j’irais lui régler son compte.
— Vraiment ?
— Soyez-en sûr, monsieur Garnier.
— Tuer quelqu’un n’est pas chose facile…
— Qu’en savez-vous ?
Le jeune homme ne répond pas.
— Moi, j’ai vu mourir des gens, reprend le chirurgien.
— Oui, mais vous ne les avez pas tués. Enfin, j’espère.
Ils se dévisagent un instant.
— Désolé, monsieur Reynier, mais j’ai déjà un travail. Au musée, vous vous rappelez ?
— Arrêtez de jouer avec moi ! Combien êtes-vous payé là-bas ?
— Ce que je gagne me suffit amplement.
— Combien ? répète le chirurgien.
— Deux mille net.
— Je double votre salaire. Et vous serez logé et nourri.
Luc allume une autre cigarette.
— Vous fumez beaucoup pour un sportif. Vous savez que c’est mauvais pour la santé ?
— Vous en voulez une ? propose le jeune homme en souriant. Ça pourrait vous calmer !
— Alors, vous décidez quoi ?
— Qui vous a envoyé cette lettre ?
— Aucune idée.
— Désolé, mais votre offre ne m’intéresse pas.
— Pourquoi ?
— Parce que vous ne m’êtes pas franchement sympathique.
Le chirurgien encaisse sans un mot.
— Si vous n’êtes pas allé au commissariat montrer cette lettre de menaces, c’est que vous avez des choses à cacher.
— Et alors ? Tout le monde a des choses à cacher, non ?
Luc hausse les épaules.
— Peut-être… Mais tout le monde ne reçoit pas ce genre de mot doux.
— Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour Maud. Elle est en danger et vous le savez.
— Prévenez les flics, monsieur Reynier. Ça vaudra mieux.
— D’accord, j’ai des choses à cacher, c’est vrai ! concède enfin le chirurgien. Mais rien qui mérite qu’on s’en prenne à ma fille ou à ma femme. Ça vous va ?
— Quelles choses ?
— Ça concerne la clinique. Des petites indélicatesses fiscales. Vous êtes content ?
— À mon avis, ce n’est pas ça que l’expéditeur vous reproche !
— C’est un malade, c’est tout ! explose Reynier. Un putain de malade mental ! Qui en veut à ma fille ou me rend responsable de je-ne-sais-quoi…
Luc fait quelques pas et regarde à son tour la ville en contrebas, écrasée par un soleil sans pitié. Et la mer, à perte de vue.
— J’ai besoin d’une réponse, monsieur Garnier. Si ce n’est pas vous, j’irai chercher un autre garde du corps.
Luc se retourne vers lui et sourit.
— Je suis le meilleur.
— Vraiment ?
— Vraiment, pavoise le jeune homme. Mais il y a une condition…
— Laquelle ?
— Vous devrez faire exactement ce que je vous dis. Ne jamais discuter mes décisions.
Le visage d’Armand se crispe.
— On verra, lâche-t-il.
— C’est tout vu. Soit vous acceptez, soit vous trouvez quelqu’un d’autre pour assurer votre protection.
Le professeur hésite. Puis finalement, il acquiesce sans grande conviction.
— C’est entendu.
— Très bien. Votre épouse est au courant du message ?
— Bien sûr que non !
— Et Maud ?
— Certainement pas. Et elle doit continuer à l’ignorer, c’est clair ?
— Et comment allez-vous justifier de m’avoir embauché ?
Reynier réfléchit un instant.
— Je dirai que c’est pour rassurer Maud… Elle est persuadée que l’agresseur rôde autour de la maison.
— Et elle a raison… À demain, monsieur Reynier.
Il devrait être au musée. En compagnie du vieux Stan. Mais à quoi bon y retourner ?
Luc n’a jamais aimé les adieux. Alors, il s’est contenté de lui faire livrer une boîte de chocolats avec un petit message.
J’ai suivi tes conseils, Stan. Je ne reviendrai pas. Prends soin de toi.
Le patron sera furieux, mais peu importe. Demain, il prendra ses quartiers dans la luxueuse villa des Reynier.
Pour le moment, il est allongé sur son lit, les yeux rivés au plafond. Comme toujours, sa fenêtre est ouverte sur la ruelle calme et endormie. Mais lui ne dort pas.
Sans somnifère, il en est rarement capable.
Il se relève, traverse son studio en quelques enjambées et se sert un verre d’eau fraîche. Il pense à Reynier, à la peur qu’il a perçue en lui. Cet homme est finalement vulnérable. Comme tous les hommes.