Ou du moins ceux qui tiennent à quelque chose. Ne serait-ce qu’à la vie.
Luc se cale devant la fenêtre et allume une cigarette. Puis il murmure :
— Le temps de l’impunité est révolu… Le temps des souffrances est venu.
Son regard vagabonde sur les toits et les lumières de la ville. Un air tiède frôle son visage. C’est une belle nuit. Pourtant, son corps est tendu comme un arc.
Il retourne s’allonger, ses yeux refusent toujours de se fermer.
C’est alors que Marianne apparaît, sortant de la pénombre comme par enchantement. Elle s’approche du lit, s’allonge doucement près de lui. Il entend ses mots tendres, rassurants, savoure la caresse de ses mains sur sa peau moite.
Seul dans son petit appartement, seul au milieu de son lit, Luc ferme enfin les yeux.
Il n’y a pas si longtemps, ils se sont violemment disputés. Et Marianne est partie.
Un seul amour, une seule rupture.
Tu es malade, Luc ! T’entends ? Malade ! Je ne peux plus rester près de toi !
Voilà ce qu’elle lui a dit avant de disparaître.
Souvenir obsédant et destructeur.
Malade, il l’est peut-être. Pourtant, aucun psychiatre ne pourra rien pour lui, il en est sûr. Mais bientôt, il ira mieux. Parce qu’il a identifié le mal et trouvé le remède.
Même s’il ne dort pas, Luc garde les yeux clos. Pour que Marianne reste près de lui, encore et encore.
De toute façon, il ne peut pas vivre sans elle.
7
Dès qu’elle a entendu le rugissement de la Kawasaki, Maud s’est levée. Protégée par les rideaux, elle observe Luc qui enlève son casque et se recoiffe machinalement.
Puis il lève la tête. C’est bien vers la fenêtre de sa chambre qu’il regarde. Alors le cœur de Maud accélère. Sa main droite serre le mouchoir qui recevait ses larmes l’instant d’avant.
Bouger le rideau pour qu’il sache qu’elle aussi le regarde ?
Elle n’a pas le temps de faire le moindre mouvement ; son père entre dans son champ de vision, se dirigeant d’un pas décidé vers le jeune homme. Le charme est rompu, Maud se précipite dans la salle de bains. Lorsque le grand miroir lui renvoie son reflet, elle vit un instant de découragement. Elle passe un peu de lotion sur son visage, donne un coup de peigne dans ses cheveux.
Peine perdue.
Les larmes reviennent. Elles ne cessent de couler, de toute façon.
Depuis des jours et des jours.
Depuis qu’elle a failli mourir.
Assassinée par un fou.
Luc pose son sac sur le divan et fait le tour du petit appartement situé à cinquante mètres de la maison, au beau milieu du parc.
— Ça vous convient ? s’impatiente Reynier.
— Ça ira. Maintenant, je dois faire le tour de la propriété et visiter la maison.
— Suivez-moi. Je vous préviens, je n’ai qu’une heure à vous consacrer. On m’attend à la clinique.
— Vous avez une très belle maison, certes, mais une heure, ça devrait suffire ! s’amuse le jeune homme.
Le chirurgien ne relève pas la remarque et le précède dans le grand jardin.
Huit heures du matin, la température est encore agréable. Les deux hommes descendent jusqu’à l’impressionnant portail automatique en fer forgé puis longent le mur d’enceinte, haut d’environ deux mètres.
— On peut facilement entrer chez vous, constate Luc.
— En effet. C’est une villa, pas un bunker.
Luc s’arrête pour admirer un magnifique bosquet d’arbustes.
— Ce sont des kentias, commente Armand.
— Très jolis. Vous avez un jardinier, je présume ?
— Évidemment !
— Évidemment, répète Luc en souriant. Il va falloir me donner la liste de toutes les personnes qui travaillent ici. Leur nom, leur photo…
— Vous pensez sérieusement que j’ai la photo de mon jardinier ?
— Eh bien il va falloir me les présenter.
— Ma femme s’en chargera. Je crois que le jardinier doit venir aujourd’hui, justement… À moins que ce soit demain, je ne sais plus.
— Vous avez embauché quelqu’un ces derniers temps ?
Reynier se remet à marcher, tout en lisant un texto.
— Le jardinier est arrivé cet hiver, quand le précédent a pris sa retraite. Et Amanda, la gouvernante, travaille pour nous depuis six mois environ.
— Elle vit ici ?
— Dans l’appartement à côté du vôtre.
— Et le jardinier, il possède les clefs ?
— La télécommande du portail et la clef du garage.
Ils sont remontés jusque derrière la maison et Luc découvre une immense piscine entourée de pierres sèches. Dans des jarres anciennes et imposantes fleurissent quelques plantes rares, venues des tropiques. Non loin de la piscine, une cuisine d’été, un barbecue en brique et un four à pizzas.
Un luxe qui impressionne le jeune homme. Pourtant, rien ne transparaît sur son visage.
— Où donne cette porte ? demande-t-il en s’approchant de la maison.
— Venez…
Les deux hommes se retrouvent dans une immense cuisine, digne d’un grand restaurant.
— Il faudrait changer la serrure de cette entrée, dit Luc. Trop facile à forcer.
— Vous me noterez tout quand vous aurez fait le tour, répond Reynier d’un ton agacé.
— Pas de problème…
Amanda, qui s’affaire déjà, salue le jeune homme.
— M. Garnier va s’installer ici, annonce son patron.
— Vraiment ?
— Il est garde du corps et sera chargé de veiller sur ma fille.
— Oh, je vois, dit la gouvernante en hochant la tête d’un air emprunté.
— Il logera dans l’appartement à côté du vôtre et vous lui préparerez ses repas qu’il prendra en cuisine ou dans son studio.
À la cuisine, comme un domestique. Pourtant, Luc ne s’en offusque pas. Il se contente d’un clin d’œil en direction d’Amanda.
— Nous serons donc voisins, dit-il.
— Mais oui !
— Vous venez ? ordonne Reynier.
Ils débouchent sur une salle à manger qui doit pouvoir accueillir une bonne vingtaine de convives. Une interminable table rectangulaire, plateau en verre et pieds sculptés en fer forgé, des chaises modernes et un bahut deux corps meublent la pièce.
— La salle à manger, indique Reynier.
— Je m’en doutais.
Ils arrivent alors dans le hall d’entrée gardé par l’armure japonaise, au pied du grand escalier.
— En face, c’est le salon, mais vous connaissez déjà…
Le chirurgien le traverse rapidement pour ouvrir une seconde porte.
— Mon bureau.
Luc jette un œil à la pièce, plus petite que les autres. Des étagères surchargées de livres, une table à écrire Napoléon III où sont posés un ordinateur portable et une imprimante. Sur le côté, d’autres étagères ornées de dizaines de masques en bois.
— C’est une partie de ma collection de masques africains, explique Armand. Certains sont très anciens et valent une fortune.
Luc s’approche pour les admirer de près.
— Vous êtes allé en Afrique ?
— Souvent.
— Vous avez fait le tour du monde, n’est-ce pas ?
— À peu près, confirme Reynier.
— Pourtant le monde est si vaste…
— Et vous ? Vous êtes déjà allé en Afrique ? demande le chirurgien avec un brin de condescendance.
— Jamais, répond Luc en se retournant vers lui.
— On continue ?
Ils traversent à nouveau le salon et passent à côté de l’escalier pour découvrir une nouvelle pièce. Cette fois, il s’agit d’une bibliothèque. Une pièce plongée dans la pénombre avec plusieurs rayonnages remplis de livres, une méridienne en velours rouge où il doit faire bon s’installer pour lire. Et sur un pan de mur, la suite de la collection de masques. Certains sont intrigants, d’autres réellement effrayants.