— Dites-moi, Amanda, que pensez-vous de M. Reynier ? J’avoue avoir du mal à le cerner.
— Eh bien… Je ne le connais pas très bien non plus. Je dirais qu’il est assez froid, assez autoritaire aussi… Parfois, il parle mal à sa femme.
— Vraiment ? Et il lui arrive de se montrer violent ?
— Non ! Enfin, seulement avec des mots. Je l’ai parfois entendu parler à Charlotte d’une façon très dure.
— Je vois… Et avec vous, comment se comporte-t-il ?
— Ça peut aller. Il est intransigeant, mais si on fait ce qu’il souhaite, on a la paix.
— Et Maud, quelles relations a-t-elle avec ses parents ?
— Des fois, ça chauffe ! confesse la gouvernante. Il lui arrive d’être rebelle. Mais son père l’aime beaucoup. Vraiment, je crois qu’il tient à elle plus que tout au monde. Je pense qu’il serait capable de tout pour elle.
Le visage de Luc s’assombrit légèrement. Amanda ne s’en aperçoit même pas et continue sur sa lancée.
— Quant à Charlotte, elle n’est pas la mère de Maud, dit-elle en baissant la voix.
— Je le sais déjà, révèle Luc en allumant une cigarette. Maud me l’a dit.
— Vous m’en donnez une ?
— Une quoi ?
— Une clope.
— Pardon, dit Luc en lui tendant le paquet. Je ne savais pas que vous fumiez.
— Jamais quand je suis ici…
Sur le ton de la confidence, elle ajoute :
— Sur l’annonce, ils avaient bien précisé qu’il voulait une non-fumeuse, alors je suis obligée de cloper en cachette !
— Ils n’ont pas eu la même exigence avec le garde du corps ! dit Luc en riant. Et c’est pas trop dur de ne pas fumer ?
— Non, ça va.
— Mais vous avez un chez-vous ? Vous sortez d’ici de temps en temps ?
— J’ai droit à un jour de congé par semaine, mais comme je n’ai pas d’appartement, je vis ici sept jours sur sept. Et pendant mon jour de congé, je vais me balader à Grasse, à Nice ou à Antibes. C’est une belle région !
— Vous n’êtes pas née ici ?
— Non. Dans le nord de la France. J’ai travaillé sur Paris et puis lorsque j’ai vu leur annonce, je suis descendue vers le soleil !
— Et vous ne remontez jamais voir votre famille ? s’étonne le jeune homme.
Cette fois, c’est le visage d’Amanda qui accuse le coup. La question l’embarrasse, alors Luc fait aussitôt marche arrière.
— Je suis trop indiscret. Pardonnez-moi.
— Non, pas de problème… Et vous ? Vous êtes né ici ?
— En région parisienne.
Elle consulte sa montre et écrase sa cigarette.
— Oh ! Faut que je remonte. Je peux prendre votre plateau ?
— Bien sûr, je vais vous aider…
— Non, surtout pas ! Laissez-moi faire.
Encombrée du plateau, elle se dirige vers la porte. Mais avant de sortir, elle se retourne.
— Au fait, vous savez pour Charly ?
— Charly ?
— Le chien de Maud.
— Non, quoi ?
— Le vétérinaire a appelé… Il est mort.
— Merde… Maud est au courant ?
— Non, Charlotte nous l’a annoncé juste avant que je vienne ici, à Sébastien et à moi.
— C’est qui, Sébastien ? demande Luc en fronçant les sourcils.
— Le jardinier.
— Ah oui, c’est vrai…
— Il était vraiment mignon, ce chien. Je l’aimais bien. Et Maud va être tellement triste !
— J’imagine, dit Luc.
— Bon, faut que je file. Merci pour ce bon moment !
— Merci à vous de m’avoir tenu compagnie, dit Luc. Et si vous voulez fumer une clope, vous savez où venir, désormais !
Elle lui adresse un large sourire avant de s’éclipser.
9
L’homme rêvasse devant la fenêtre ouverte.
Dans deux heures, le soleil se couchera, emportant avec lui une journée d’été. Une de plus.
Ou plutôt, une de moins à affronter.
Soudain, il entend sonner son portable. Il décroche et s’assoit devant la table en formica. Pile en face de la photo du petit garçon.
— Allô ?
— C’est moi.
— Je vous écoute.
— Charly est mort.
— Et alors ? répond l’homme.
— C’était pas prévu que vous le massacriez de la sorte !
La voix est courroucée.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ?
— J’aime pas qu’on fasse du mal aux animaux.
— On fait pas d’omelette sans casser les œufs, répétait ma mère.
L’homme vient de dire ça avec un ignoble sourire.
— Il était agressif, il m’a attaqué, ce con de clebs… Vous vouliez que je fasse quoi ? Que je le laisse me bouffer ?
— Vous deviez le neutraliser avec une bombe paralysante, rappelle la voix dans le combiné.
— Ben j’ai pas trouvé la bombe, d’accord ? Alors j’ai fait comme j’ai pu. De toute façon, j’aime pas les clébards.
— Vous n’aimez personne, il me semble… Ni les chiens ni les gens.
— Bon, c’est quoi, la suite du programme ?
— Je vous rappellerai, indique la voix. Et la prochaine fois, pas d’improvisation, s’il vous plaît.
— C’est compris, prétend l’homme. Comptez sur moi.
Il raccroche et s’adresse au petit garçon de la photo.
— T’as entendu ça ? J’ai pas besoin de ses leçons de morale, putain !… J’aime pas qu’on fasse du mal aux animaux ! Et moi j’aime pas qu’on me parle sur ce ton…
D’un mouvement agacé, il pose le téléphone sur la vieille table boiteuse. Puis il passe dans la salle à manger, aussi mal meublée que la cuisine. Une pièce légèrement sombre, tout à fait triste.
Sur un vieux bahut en faux bois, un autre cadre est posé. C’est le même gamin que sur le mur de la cuisine. Ici, il doit avoir à peine cinq ans et adresse un large sourire à l’objectif. Mais déjà, on devine une étrange affliction au fond de ses yeux.
Puis le regard de l’homme dévie vers un second cadre qui abrite la photo d’une femme. La trentaine. Souriante, radieuse.
L’homme tourne bien vite la tête. La regarder est si douloureux.
Alors, il se vautre sur le canapé et allume la télévision. Comme si les images et les voix des vivants pouvaient lui faire oublier le visage des morts.
— Tu parlais avec qui ? interroge Maud en s’approchant de sa belle-mère.
— C’était ton père, dit Charlotte en rangeant le smartphone dans sa poche. Il rentrera très tard. Une opération qui n’était pas prévue…
— Comme d’habitude, soupire Maud en s’asseyant au bord de la piscine.
De ses yeux clairs, elle contemple l’eau limpide et calme. Pourtant, Maud a l’impression qu’elle est noire.
Noire, comme la mort.
— Tu devrais rester couchée, la sermonne Charlotte.
— Pourquoi ? Ça te fait chier de me voir ?
— Arrête, tu veux ? Ton père te l’a dit : tu dois te reposer.
— M’asseoir au bord de la piscine n’est pas franchement un effort titanesque.
— Fais comme tu veux ! s’agace Charlotte. Après tout…
— Tu sais pourquoi papa a embauché Luc ?
Charlotte la considère avec étonnement.
— Tu sais très bien pourquoi !
— Il pense que ce type peut venir jusqu’ici, c’est ça ? Jusque dans la maison ?
— Eh bien… Disons que tant qu’il n’est pas en prison, nous trouvons cela plus sûr.