— Nous ? Il t’en a parlé avant de prendre la décision ?
— Non, admet Charlotte. Il a décidé tout seul, comme à son habitude. Mais je crois que c’est une bonne chose. Il a voulu te rassurer. Pourquoi, ça te contrarie ?
Maud répond d’un mouvement de tête.
— Ça m’étonne de lui, c’est tout…
— Vraiment ? Tu sais bien qu’il ferait n’importe quoi pour toi !
— N’importe quoi, c’est sûr…
Charlotte se sert un cocktail. Un de plus.
— Tu bois trop, reproche Maud comme si ça ne la concernait pas.
— Garde tes leçons pour toi.
— Si papa te voyait…
Sa belle-mère lève les yeux au ciel.
Soudain, un raclement de gorge leur fait tourner la tête. C’est Luc qui vient de les rejoindre discrètement.
Depuis combien de temps les observait-il ?
— Tiens, voilà notre charmant bodyguard ! s’amuse Charlotte.
— Bonsoir, madame.
— Vous venez faire une ronde autour de la piscine ? continue Mme Reynier. Voir si ce taré n’est pas tapi au fond avec un masque et un tuba ?! À moins que vous ne veniez voir ma fille…
— Je ne suis pas ta fille ! lance Maud d’un air mauvais.
— Apparemment, je dérange, s’excuse Luc.
— Pas le moins du monde. Vous voulez un cocktail ?
— Non, merci. Je ne bois pas d’alcool lorsque je suis en service.
— C’est vrai, j’oubliais que vous êtes parfait ! Enfin presque… Vous auriez une cigarette pour moi ?
— Depuis quand tu fumes ? raille Maud.
Luc s’approche de la maîtresse de maison, installée sur le bain de soleil, et lui offre une cigarette.
— Merci, Luc. Vous êtes un ange.
— Je vous en prie, madame. Mais pour info, je suis tout sauf un ange.
— Vous êtes armé ? demande Charlotte.
Luc écarte légèrement le pan de sa veste, les deux femmes aperçoivent la crosse d’un pistolet.
— T’as le droit d’avoir un flingue ? s’étonne Maud.
— J’ai un port d’arme, oui.
— Mais pourquoi tu n’as pas tiré sur le type qui m’a agressée, alors ?
— Je n’étais pas en mission, ce soir-là. Je n’avais pas mon pistolet avec moi.
— Et vous avez le droit de descendre ce salopard s’il entre chez nous ? demande Charlotte.
— Uniquement en cas de légitime défense.
— Si vous le voyez, tirez à vue !
— Je n’ai pas envie de finir en prison.
— Mon mari a de très bons avocats ! s’esclaffe Charlotte.
— Je n’en doute pas, madame.
— Madame, madame… arrêtez un peu de m’appeler comme ça ! souffle-t-elle.
— Vous êtes mariée, alors je ne vois pas comment vous appeler, répond Luc.
— Et vlan ! balance Maud. Tu as raison de ne pas te laisser faire, Luc !
Charlotte assassine sa belle-fille du regard et avale encore quelques gorgées d’alcool. Luc s’assoit sur un muret et considère tour à tour les deux femmes qui semblent prêtes à s’étriper à la moindre occasion.
— J’ai envie de faire un tour dans le jardin, dit soudain Maud. Luc, tu m’accompagnes ?
— Je suis là pour ça.
En essayant de se relever, Maud pousse un cri de douleur. Luc se précipite pour l’aider, sous le regard exaspéré de Charlotte.
— Ça va ? s’enquiert-il.
— Oui, oui, ça va… J’ai mal à une côte, c’est tout.
— Je t’avais bien dit de rester couchée, lance sa belle-mère.
Tenant le bras de Luc, Maud s’éloigne. Dès qu’ils sont hors de vue, elle chuchote :
— Désolée pour ce spectacle lamentable…
— On ne choisit pas sa famille, dit Luc en substance.
— Malheureusement, non !
Ils descendent doucement l’escalier de pierres sèches qui mène au parc. Maud a encore beaucoup de mal à se déplacer.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée de quitter ta chambre, dit Luc.
— J’en peux plus de rester enfermée… Je deviens cinglée.
— Je comprends. Mais tu es encore très faible.
— Juste quelques minutes, d’accord ?
Le jeune homme hoche la tête.
— Tout à l’heure, tu m’as dit que ta vraie mère était loin… Ça veut dire quoi ?
Maud ne répond pas immédiatement.
— Peut-être que tu ne veux pas parler de ça, ajoute son garde du corps.
— Elle est morte. Voilà ce que ça veut dire… Morte quand j’avais trois ans et demi. Un accident.
— Désolé de l’apprendre…
D’un pas lent, ils arpentent les allées recouvertes de fin gravier blanc et arrivent près du bassin où évoluent de gracieuses carpes koï. Là, Maud s’assoit sur un banc en teck.
— Tu es fatiguée ?
— Un peu… Viens à côté de moi.
Il s’exécute de bonne grâce.
— Ma belle-mère est une salope, murmure soudain la jeune femme.
Luc décide de la laisser continuer. Décidément, depuis qu’il est arrivé ce matin, les gens qui vivent dans cette maison paradisiaque ont une étrange tendance à se confier à lui. Mais il a toujours su inspirer la confiance.
— Elle a épousé papa parce qu’il a du fric…
— Tu crois qu’elle ne l’aime pas ? s’étonne Luc.
— À vrai dire, j’en sais rien. Elle est tellement fourbe… Combien de fois a-t-elle reproché à mon père de m’aimer plus qu’elle !
— Elle est jalouse de toi, c’est ça ?
— Je crois, oui.
— Un jour, tu quitteras cet endroit et tu n’auras plus à la supporter, lui rappelle le jeune homme.
— Je sais pas… j’ai parfois l’impression que je ne m’en irai pas d’ici.
— Ta… Ta mère, elle est morte ici ?
Maud hoche la tête.
— Tu veux en parler ?
— Non. C’est trop difficile.
— Je comprends… Pardonne-moi.
Elle prend la main de Luc, la serre très fort.
Les équipes de nuit ont pris le relais. Les visiteurs ont déserté les chambres et seul le bruit des télévisions résonne dans les couloirs.
Armand pousse la porte de son bureau et se laisse tomber sur son fauteuil en cuir. Il est épuisé, même s’il n’a pas pratiqué la moindre opération aujourd’hui. Seulement des consultations. Des dizaines de patients à écouter, à rassurer.
Son regard se porte sur les cadres qui ornent son magnifique bureau à caissons. Plusieurs portraits de Maud, pas un seul de Charlotte.
Sa fille, quand elle avait quelques jours. Puis trois ans, puis six, puis douze…
Sur l’une de ces photos, sa première épouse, Sara, qui tient Maud dans ses bras à la maternité. La seule femme qui ait réellement compté dans sa vie. Parce qu’elle lui a donné Maud.
Lorsque Sara lui a annoncé qu’elle était enceinte, il se souvient d’un sentiment mitigé.
La joie d’être père.
La peur d’une charge qui lui tombait soudainement sur les épaules.
Il voulait un fils, il a eu Maud. Mais dès les premiers jours, il a senti naître en lui quelque chose de fort. D’extrême, même.
Quelque chose qui n’a fait que grandir avec elle.
Un amour si puissant, si bouleversant qu’il en a été effrayé. Plus rien d’autre n’avait une réelle importance.
Au fil des mois et des années, il a compris qu’il ne pourrait vivre sans elle.
Qu’elle ne s’éloignerait jamais de lui. Que personne ne pourrait la lui enlever.
Et qu’il était capable de tout pour la garder près de lui.