Chacun de mes élans de tendresse se heurtait à un récif tranchant sur lequel je m’abîmais.
Je viens de vider le cellier. En un temps record, tout a atterri dans les grands sacs noirs. À peine si j’ai osé respirer cet air qui empeste mes peurs d’enfant.
Il me reste encore deux pièces alors que je n’en peux plus. Envie de m’enfuir, de quitter cet endroit maudit.
Pourquoi ne pas plutôt incendier cette ruine ? Un feu de joie en guise de deuil, ça réchaufferait l’ambiance ! Et tant qu’à faire, j’aurais dû mettre le cercueil au milieu du bûcher. À l’indienne.
Ça m’aurait évité les frais de crémation. Un bidon d’essence, ça m’aurait coûté. Pour consumer les souvenirs.
Tous mauvais.
Lorsque j’arrive devant la porte de mon ancienne chambre, ma main hésite à tourner la poignée. Je respire longuement avant d’entrer.
En allumant la lumière, je reste bouche bée.
Pièce vide, tout a disparu.
Mon lit, mon armoire, mon petit bureau bancal, mes cahiers, mes livres…
Tout.
Les jouets, elle n’a pas pu les jeter puisque je n’en avais pas. Mais avant de mourir, elle a fait disparaître toute trace de moi. Je ne devrais pas m’en étonner, pourtant la colère me submerge. Je pleure à chaudes larmes. De rage, de tristesse, je ne sais plus vraiment.
Pleurer ne sert à rien, me rabâchait-elle. C’est seulement une marque de faiblesse. Mieux vaut se battre.
Il ne reste qu’un tabouret au centre de la pièce. J’essuie mes larmes, je m’approche.
Sur le tabouret, une enveloppe. Sur l’enveloppe, mon prénom écrit en lettres capitales.
Elle m’a laissé quelque chose, j’ai du mal à y croire.
Quelque chose, pour moi.
Je m’assois sur le tabouret et regarde longtemps cette enveloppe. Elle avait une belle écriture, ma mère. Dommage qu’elle ne m’ait jamais écrit avant aujourd’hui.
Un camion passe dans la rue, les vitres tremblent. Mes doigts aussi.
Il faut que je lise cette putain de lettre. Sans doute sera-t-elle pour moi l’ultime moyen de la détester. De l’oublier.
Comme si on pouvait oublier son enfance, ses cauchemars ! Sa propre mère.
Au dernier moment, j’espère encore. Des remords, des regrets. De l’amour…
Deux feuilles. Écrites il y a trois mois. Elle se savait malade, a tenu à me laisser ce témoignage. Son testament, ses dernières volontés.
Je suis toujours sur mon tabouret, je ne fais plus un seul mouvement.
Mes larmes n’arrêtent plus de couler, je n’essaie pas de les retenir.
Je voulais savoir.
Maintenant, je sais.
Et ma douleur n’a plus aucune limite.
La haine.
Voilà l’héritage qu’elle me laisse.
1
Maud se retourne et soupire.
— Allez, Charly… Dépêche-toi !
Le chien se résigne à rejoindre sa maîtresse en trottinant. Ils marchent au bord de la rivière depuis environ deux heures. Maud aime ces balades dans la sérénité des soirées estivales, quand la température devient enfin supportable. Une cure presque quotidienne pour apaiser ses nerfs encore fragiles.
Si fragiles.
Un joggeur les double en leur lançant un discret bonsoir. Maud le suit du regard. Une belle silhouette, qui laisse dans son sillage un parfum léger et agréable. Dommage qu’elle ait à peine eu le temps d’apercevoir son visage.
En juillet, jusqu’à la nuit tombée, les lieux sont fréquentés : sportifs, marcheurs, rêveurs, couples unis ou qui s’ennuient, ornithologues en herbe…
Charly sur ses talons, Maud bifurque à droite pour emprunter un raccourci qui la conduira à sa voiture, stationnée en surplomb du cours d’eau. Ils passent sous le pilier d’un pont routier, approchent d’une vieille bâtisse abandonnée où les jeunes viennent parfois finir la soirée, voire la nuit. Feux de camp, bières, joints. Et quelques seringues qui traînent. Un endroit peu fréquentable, dirait son père.
— Charly, magne-toi !
Le chien fait encore du surplace, reniflant une odeur apparemment exquise. Maud patiente en lisant un texto sur son smartphone. C’est alors qu’un homme surgit de derrière la ruine et se plante au beau milieu du sentier, faisant mine de refaire ses lacets.
Charly relève la tête et, d’instinct, se rapproche de sa maîtresse. Maud hésite, ralentie par un mauvais pressentiment. Qu’est-ce que ce type foutait, planqué derrière la masure ?
Les ténèbres naissantes sculptent son visage, le rendant forcément inquiétant. Cheveux mi-longs, plutôt foncés, mâchoire carrée, grands yeux sombres.
Charly se met à grogner, en arrêt à côté d’elle.
— Je vous ai fait peur, désolé ! lance le colosse. Vous ne devriez pas vous balader toute seule alors qu’il fait presque nuit… C’est pas prudent du tout, ça !
— Je ne suis pas seule, rappelle la jeune femme d’une voix qu’elle voudrait assurée.
— C’est vrai, vous avez votre fidèle compagnon… Charly, c’est ça ? Je vous ai entendue l’appeler il y a un instant.
Le chien cesse de grogner, surpris d’entendre son nom dans la bouche de cet inconnu.
— Il est beau… C’est quoi, comme race ?
Peut-être veut-il juste faire la conversation…
— Un braque de Weimar, répond-elle en faisant un pas en arrière.
— Magnifique !
Le type admire la robe argentée de Charly sur laquelle se reflètent les dernières lueurs du ciel. Il songe que le rouge et le gris sont deux couleurs qui se marient à merveille.
— C’est un chien de chasse… Vous chassez ?
— Bien sûr que non ! réplique Maud en esquissant encore un pas en arrière.
— Moi, j’adore la chasse.
Le ton de sa voix a changé, il a les mains au fond des poches de son pantalon de toile, Maud imagine qu’il est en train de se tripoter.
Putain, j’aurais dû rester sur les berges !
— C’est un chien pour la chasse, c’est vrai, dit-elle en essayant de maîtriser son malaise. Mais moi, je l’ai dressé à l’attaque.
Le type éclate soudain de rire.
— Maud, voyons, ne me prends pas pour un con ! C’est vexant, je t’assure.
Son corps se fige tandis que les battements de son cœur s’affolent. D’étranges souvenirs lui percutent la tête. Ses voyages dans les paradis infernaux, dont elle n’était jamais sûre de revenir.
Ce goût de risque et de mort.
— Comment connaissez-vous mon prénom ? murmure-t-elle en attrapant le collier de Charly.
— Je sais tout de toi, Maud… Absolument tout. Ça fait longtemps que je te surveille, tu sais. Pour la chasse, il est essentiel de bien choisir sa proie. De connaître la moindre de ses habitudes.
Charly s’est remis à grogner, son instinct ne le trompe pas.
— Fais taire ton clebs, sinon…
— Foutez le camp ou je le lâche ! menace Maud.
Encore un rire qui la glace jusqu’aux os. Charly est impressionnant, mais ne ferait pas de mal à une mouche. Sauf peut-être si on s’en prend à elle… D’ailleurs, il grogne de plus en plus. Pourtant, le type ne semble pas avoir peur. Il se penche pour ramasser quelque chose sur le sentier, juste derrière lui.
Une batte de base-ball en aluminium.