— Écoute-moi bien, salopard : si jamais tu t’approches de Maud, si jamais tu lui fais le moindre mal, je te retrouverai et je t’achèverai. Compris ?
— Oui ! gémit Axel. Oui…
Luc se relève enfin et range son arme dans le holster. Puis il quitte l’appartement. Oubliant l’ascenseur, il s’engage dans l’escalier. Mais au bout d’un étage, il est contraint de s’arrêter. Il a la tête qui tourne et une fulgurante nausée lui retourne l’estomac.
Il s’accroche à la rampe et tente de retrouver une respiration normale. La douleur l’assaillant de toutes parts, il s’assoit sur une marche, y reste pendant quelques minutes.
Quand il rejoint enfin la voiture, Maud reste sidérée un instant.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle.
— Rien. On est tombés d’accord.
— Mais… tu es tout pâle !
— C’est rien, dit-il.
— Il t’a frappé ?
— Non.
— Dis-moi ce qui s’est passé, merde !
Luc se retourne brusquement vers elle. Son regard est terrifiant.
— Il n’y a rien à raconter, tranche-t-il. Il a compris le message, point barre.
43
Reynier s’assoit derrière son bureau et décroche le téléphone.
Il ne veut parler à personne.
Son cœur ne parvient toujours pas à retrouver un rythme normal.
Cent vingt pulsations par minute.
Pourtant, ça fait déjà une demi-heure qu’il a quitté le bloc. Une demi-heure qu’il a frôlé le drame. Sa patiente a bien failli mourir entre ses mains. Si son assistant n’avait pas pris le relais, réparé son erreur, elle serait partie.
Par sa faute.
Il était épuisé, pas suffisamment concentré. Parce qu’il n’a pas assez dormi, ces derniers temps. Parce qu’il ne pense qu’au type qui veut sa peau.
À lui et à rien d’autre.
Il regarde ses mains qui tremblent encore. Il aurait pu se transformer en assassin, tout à l’heure. Provoquer le décès de cette jeune femme. Comme il a provoqué la mort du petit Dimitri, cinq ans plus tôt.
Pire encore, il n’a pas su garder son sang-froid. Incapable de réagir quand l’hémorragie s’est déclenchée. Dépassé par les événements, il a dû laisser la main à un jeune chirurgien, sous le regard ébahi de toute l’équipe.
Le moment le plus humiliant de sa vie.
Est-il devenu incapable d’exercer ce métier qu’il aime tant et sans lequel il ne serait rien ?
Armand sent monter en lui une puissante vague d’angoisse. Un corset métallique se verrouille autour de sa poitrine. Et les larmes jaillissent sans qu’il puisse les refouler.
Pendant d’interminables minutes, il pleure, incapable de se contenir. Car il sait que rien ne sera plus jamais pareil.
Il réalise que la mort l’attend quelque part.
Pas très loin d’ici.
Dès qu’ils sont rentrés, Luc s’est isolé dans sa chambre. Il a ôté ses vêtements et s’est effondré sur son lit. Ce matin, il a donné tout ce qu’il avait, le peu de forces qui lui restait.
Pour sauver Maud.
Il est intervenu à temps, il le sait. Cette rechute aurait été fatale à la jeune femme, c’est certain. Et son père, obnubilé par les événements, n’aurait pas réagi assez vite.
Il devait le faire. Parce qu’il ne supporte pas l’idée qu’elle se détruise.
Il n’aurait pas pensé s’attacher à elle. Si vite et si fort.
Ce n’était pas prévu.
Il a tout fait pour que ça n’arrive pas. Il a lutté, érigé mille et une barrières.
En vain.
Luc est toujours allongé sur son lit mais ne parvient pas à fermer les yeux. Il pense sans cesse au dealer. Ce matin, il a bien cru qu’il allait l’achever. Pendant quelques secondes, il a ressenti un désir incroyablement fort, capable de tout dévaster sur son passage.
L’envie de tuer. De prendre une vie, comme si ça pouvait changer la sienne.
Soudain, quelqu’un frappe à sa porte.
— C’est moi, Maud…
Il n’a même pas la force de se redresser, mais dès qu’il la voit, il comprend.
Il a promis de l’aider, de la soutenir, essaie de trouver le courage au fond de lui.
— Viens près de moi, dit-il.
Elle s’assoit sur le lit, recroquevillée sur elle-même.
— Qu’est-ce que tu ressens ?
— J’ai froid… J’ai mal au ventre. Je suis mal, putain…
— Allonge-toi, ordonne Luc.
Elle s’étend près de lui et il la prend dans ses bras.
— Ça va passer. Juste un mauvais moment…
— Non ! gémit-elle. Ça passera pas !
— Si, je te jure que ça va se calmer.
Il récupère quelque chose dans le tiroir de son chevet.
— Tiens, prends ça, dit-il en lui tendant un petit comprimé.
— C’est quoi ?
— Un somnifère. Il faut que tu dormes, pour oublier. D’accord ?
Il se rallonge et elle vient se réchauffer contre lui. Il sent qu’elle tremble, des pieds à la tête, qu’elle a même du mal à respirer.
— Pourquoi tu fais ça, Maud ? Pourquoi tu veux mourir ?
— Je sais pas… Je sais plus.
— Il faut que tu arrêtes de penser que tu es coupable de quoi que ce soit… Faut que tu cesses de vouloir te punir indéfiniment. On n’a qu’une vie, tu sais. Une seule chance, pas deux.
Il caresse doucement ses cheveux et, progressivement, elle se détend.
— Dors… Je suis là, je veille sur toi.
— Je t’aime, dit-elle.
Au bout de quelques larmes, elle s’endort sous l’effet du cachet.
— Moi aussi, je t’aime, murmure Luc.
Il n’est que dix-sept heures quand Reynier rentre l’Audi dans le garage. Il monte lentement l’escalier qui conduit au vestibule. L’impression de peser des tonnes. De porter un énorme fardeau sur ses épaules qu’il croyait solides.
Il croise Amanda, échange quelques mots avec elle. Il apprend que Luc et Maud se reposent, en haut. Mais ainsi qu’elle l’a promis, la gouvernante ne révèle pas à Reynier qu’ils sont sortis ce matin.
Le professeur s’enferme dans son bureau et se sert un verre de whisky.
Après le désastre vécu au bloc, il a préféré s’éclipser. La jeune femme va bien, son assistant a pu réparer les dégâts. Personne ne saura jamais rien de ce qui s’est passé.
Sauf lui.
Et toute son équipe.
Dès ce soir, ça fera le tour du personnel. Chacun apprendra que Reynier ne sait plus opérer. Que ses mains hésitent, que son geste est approximatif. Qu’il n’a plus les bons réflexes. Qu’il représente un danger pour ses propres patients.
Qu’il n’est plus que l’ombre du grand chirurgien que tout le monde admirait.
Qu’il n’est plus rien.
Reynier avale son whisky, s’en ressert un autre aussitôt. Il secoue la tête, refoule de nouvelles larmes.
Maud ne doit s’apercevoir de rien.
Personne n’est plus fort que toi, papa ! Personne…
Il remplit son verre une troisième fois et allume son ordinateur portable. Il ouvre sa messagerie et son cœur oublie de battre un instant.
Son corps se raidit, il retient son souffle.
Un nouveau message. Dont l’expéditeur se nomme Dimitri.
Reynier hésite à l’ouvrir pendant de longues secondes. Avec l’impression que l’ordinateur va lui exploser en pleine figure. Il vide son verre d’un trait pour se donner du courage et clique enfin sur le message.