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* * *

Michel Abramov regarde la photo du petit garçon.

Le portrait de son fils. Assassiné il y a cinq ans. Alors qu’il allait fêter son dixième anniversaire. Une vie devant lui.

Cet enfant qui n’est plus que cendres. Qui a rejoint Nathalie, sa mère, morte des suites de l’accouchement. Le genre de choses qui n’arrive plus très souvent. Pas ici, pas en France.

Pourtant, ça lui est arrivé.

Au début, il en a voulu à Dimitri. Il l’a détesté. Ne s’en est pas occupé. A même songé à l’étouffer.

C’était lui, le coupable.

Mais il était aussi tout ce qui lui restait d’elle. Témoignage de leur amour aussi puissant qu’inespéré.

Dimitri était le fruit unique d’un arbre déraciné. Sa seule raison de survivre.

Alors, ils ont grandi ensemble. Dans le souvenir de l’absente. Dans son ombre bienveillante.

Michel Abramov a tout donné à son fils.

Il a été son père, sa mère, son frère.

Son univers, son mentor, son héros.

Et pour lui, Dimitri était la lumière, l’air et la terre.

Un sourire, un avenir, une raison.

Une passion.

Il était tout.

Jusqu’à ce que Reynier le lui prenne. Jusqu’à ce qu’il lui arrache le cœur, les tripes. Lui coupe les jambes et lui consume la cervelle.

La justice a blanchi le chirurgien, osant même condamner Abramov à lui verser des dommages et intérêts ! C’est lui qui devait payer. Pour la mort de son propre fils.

Les blouses blanches lui ont tout pris. Sa femme, son fils.

Sa vie et sa raison.

Il s’est lentement laissé glisser dans une sorte de trou noir. Une grotte peuplée de démons tranquilles qui se nourrissaient chaque jour de sa lucidité et de ce qu’il croyait être ses dernières forces.

Il aurait pu se foutre en l’air, mais le suicide ne faisait pas partie de ses gènes.

Un soldat ne se suicide pas. Il affronte l’adversaire, jusqu’au bout.

Alors, il attendait la mort, comme on guette une amie. Il l’espérait, à coups de paquets de cigarettes. À coups de bouteilles de vodka.

Jusqu’au jour où il a appris que Reynier avait menti. Sur la mort de Dimitri et sur bien d’autres choses. Ce jour-là, la blessure s’est rouverte et l’a déchiré en deux. Il a cru qu’il n’y survivrait pas. Qu’il n’avait plus assez de force.

Mais la haine est le plus puissant des moteurs. Capable de déloger un homme de son cercueil. Michel Abramov a cessé de boire, est redevenu la machine implacable qu’il avait été, des années auparavant.

Un fantassin sorti tout droit des ténèbres.

Pour répandre les ténèbres.

Abramov souhaite bonne nuit à son fils et se rend dans sa chambre. Dans le tiroir de sa table de chevet, une photo de Reynier, extraite d’un magazine. Abramov la contemple longuement. Il imagine avec jouissance la peur qui doit, en ce moment même, écraser son ennemi.

Le priver de sommeil, d’espoir. Et d’avenir.

L’angoisse qui tord ses intestins et fait trembler ses mains assassines.

— Un jour ou l’autre, il faut payer l’addition, professeur. Et je te jure que tu vas avoir mal à en crever…

* * *

Sans doute la nuit la plus longue de son existence.

Non. La plus longue sera la dernière.

Celle qui précédera son exécution.

Armand est monté dans sa chambre. Allongé sur son lit, comme dans une tombe, il regarde le plafond. Dans le couloir de la mort, il attend la frappe mortelle du bourreau.

Son corps et son esprit s’enlisent dans un mélange nauséabond de culpabilité et de peur. À chaque respiration, les sables mouvants l’entraînent un peu plus vers le fond.

Sur la table de chevet, la carte du lieutenant Lacroix. Cela fait des heures que Reynier songe à l’appeler. Il pourrait lui mentir, dans un premier temps, histoire de sauver sa peau. Mais bien vite, il serait rattrapé par son passé, par ses fautes.

Impardonnables.

Celui qui veut le tuer se ferait un plaisir de tout leur balancer. Alors, Reynier finirait en prison. On fermerait sa clinique et Maud se retrouverait sans rien.

Orpheline et démunie.

Reynier se redresse et voit les murs se rapprocher de lui. Les rideaux se transforment en barreaux, la chambre en cellule.

Sa vie, en un interminable cauchemar.

Il reste longtemps assis au bord du lit, fixant le sol. Mais ce n’est pas le parquet qu’il voit. C’est un abîme au fond duquel coule un magma de honte et de désespoir.

Partir, à l’autre bout du monde. Tout laisser sur place, ne rien emporter.

Pour échapper à ce piège. Pour glisser entre les doigts de son ennemi.

Partir, loin. Prendre la fuite, comme un lâche.

Bien sûr, c’est la solution.

Sauf que rien n’empêchera ce monstre de dévoiler l’horrible vérité. Sans doute détient-il des preuves. Qui s’étaleront dans tous les journaux.

Son nom sera sali, traîné dans la boue. Il perdra sa fortune, sa femme, sa fille.

Pour garder la vie.

Mais que vaut l’existence dans ces conditions ? La mort n’est-elle pas plus douce que cette abominable perspective ?

Et puis cet homme semble si déterminé… Capable de le suivre jusqu’à l’autre bout de la planète.

Jusqu’en enfer.

Armand ne sait plus. Son cerveau patine et s’enraye, ses idées ne forment plus qu’une masse gluante et difforme.

Il n’a pas la force de pleurer. Ni celle d’affronter ce qui l’attend.

Dans un dernier effort, il parvient à se lever et quitte la pièce.

Il a besoin de la voir, maintenant.

Sans un bruit, il ouvre la porte qui le sépare de sa fille. Tel un fantôme, il s’approche du lit où Maud dort à poings fermés. S’agenouille sur la moquette, comme s’il allait réciter une prière. Pénitent silencieux, il écoute sa lente respiration, sent son parfum, devine son visage.

Ce n’est pas mourir qui l’effraie ; c’est être séparé d’elle à tout jamais.

Ne plus plonger ses yeux dans les siens, ne plus entendre sa voix ou son rire. Ne plus voir les reflets du soleil sur sa peau, les facéties du vent dans ses cheveux.

Ne plus être là pour elle. Pour veiller sur ses fragilités, ses angoisses, ses mauvais rêves.

Ne plus être son père.

Finalement, les larmes viennent réchauffer son visage.

Oui, il va mourir.

Parce qu’il veut qu’elle ne manque de rien.

À part d’un père.

Parce qu’il refuse que la honte vienne éclabousser la pureté de son visage.

Il va mourir en emportant avec lui la laideur de ses secrets.

Non, il n’appellera pas le lieutenant Lacroix. Non, il ne se sauvera pas.

Pour que Maud puisse hériter de tout ce qu’il a construit.

Pour qu’elle puisse avoir une vie, il est prêt à donner la sienne.

45

— Papa ?

En ouvrant un œil, Armand se rend compte qu’il est couché par terre.

— Mais qu’est-ce que tu fais là ? demande Maud en se frottant les yeux.

Reynier se redresse, cassé de partout.

— Tu… Tu as fait un cauchemar, cette nuit, prétexte-t-il. Je t’ai entendue crier, alors je suis venu… Et je me suis rendormi, apparemment.

Maud sourit et invite son père à s’allonger près d’elle.

— Tu dois avoir le dos en bouillie !

— Ça va, dit-il.

— D’habitude, tu es déjà debout à cette heure-là ! remarque la jeune femme.

Reynier jette un œil au réveil. Sept heures du matin.