— Maud et moi allons sortir. Et vous venez avec nous.
— Où on va ? demande Luc en s’épongeant le visage.
— À Nice. Je veux que Maud choisisse un cadeau pour son…
La fin de sa phrase reste coincée au fond de sa gorge, soudain trop serrée pour laisser passer autre chose qu’un filet d’air. Il attend quelques secondes avant de reprendre.
— Demain, vous l’emmènerez…
— Où ça ?
— Où vous voudrez, murmure Reynier.
Par la porte ouverte, il regarde le parc pour cacher qu’il est sur le point de pleurer. Une fois encore.
— Il faut l’éloigner de moi avant que…
— Vous voulez que je vous laisse seul ?
Le chirurgien hoche la tête.
— C’est hors de question ! rétorque Luc.
— Il le faut… C’est un ordre ! balance Reynier.
— Vous vous croyez dans Fort Alamo ? Vous comptez vous barricader ici et attendre l’arrivée du tueur, c’est ça ? Mais vous délirez, professeur !
Armand le dévisage avec un mélange de colère et de désespoir.
— Écoutez, reprend Luc, j’ai passé la nuit à me demander pourquoi il vous a envoyé ce mail… C’est vrai, quoi : on ne prévient pas quelqu’un qu’on va le tuer dans exactement trois jours… ça n’a pas de sens ! Quel genre d’abruti prendrait le risque de vous prévenir de la date où il compte vous flinguer ?!
— Mais…
— Soit il bluffe et veut simplement vous faire crever de trouille, soit c’est un fou ! Car il sait que dans deux jours, je vais l’attendre de pied ferme.
— Je crois en effet qu’il est fou, répond Reynier. Et qu’il n’a peur de personne. Ni de vous, ni de moi. Ni des flics. Parce qu’il n’a plus rien à perdre…
— Si c’est le cas, nous avons encore quarante-huit heures pour trouver une solution.
Face à ce jeune homme qui semble si sûr de lui, Reynier sent les cordes qui l’étranglent se desserrer légèrement.
— À moins que… reprend Luc.
— À moins que quoi ?
— Le message, c’est peut-être pour nous enfumer ! Il dit que ce sera dans trois jours, alors qu’il frappera dans une semaine… Ou aujourd’hui.
Le visage de Reynier perd ses dernières couleurs pour devenir aussi pâle que celui d’un mort.
— Pourquoi n’allez-vous pas bosser ?
Le professeur a du mal à recouvrer la parole.
— J’en suis incapable, avoue-t-il enfin. Opérer demande la plus grande concentration. Je ne peux pas, pour l’instant.
— Je comprends… Bon, je vais me doucher et j’arrive.
Luc disparaît à la vitesse de la lumière et Reynier se laisse tomber sur un muret, devant le garage.
… il bluffe… vous faire crever de trouille…
Un espoir, aussi fragile qu’une bulle de savon, flotte soudain devant ses yeux cernés par le manque de sommeil.
Serait-il possible qu’il en réchappe ? Qu’il puisse continuer à voir Maud chaque jour ? Continuer d’exercer, quelques années encore, son métier ?
Il frappera dans une semaine… ou aujourd’hui.
La peur, tenace, colle à sa peau.
Son cerveau essaie d’y croire, son corps le refuse catégoriquement. Alors, seul au milieu de nulle part, il tente de deviner quel sort funeste lui réserve son ennemi.
Va-t-il lui tirer une balle en pleine tête, en plein cœur ? Va-t-il le frapper à mort, comme il a bien failli le faire avec Luc ? Le torturer, de longues heures durant, avant de l’achever comme un chien ?
Seul au milieu de nulle part, Reynier se demande quelle sera sa douleur.
Sa fin.
Abramov a apporté des fleurs. Qu’il a cueillies lui-même.
Il les dispose dans le petit vase posé devant la plaque qu’il nettoie consciencieusement.
Des fleurs pour sa femme et pour son fils.
Longtemps, il reste prostré devant le cube qui emprisonne les deux urnes funéraires.
Les restes volatils de deux vies brisées net. Bien avant l’heure.
Ses poings sont serrés, sans même qu’il s’en aperçoive.
Deux petits médaillons, deux photos.
Deux êtres arrachés à ses bras pourtant puissants. À son amour, plus puissant encore.
Une douleur remonte le long de ses jambes, s’attarde au creux de son ventre. Jaillit par ses yeux noirs. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas pleuré devant la tombe. Anesthésié par l’alcool.
Le renoncement plus fort que la peine.
Mais aujourd’hui, la souffrance est vive, claire. Nette et sans pitié.
Il essuie ses larmes d’un geste brutal. Un soldat, ça ne chiale pas.
D’un doigt, il caresse le portrait de Dimitri et murmure :
— Très bientôt, tu seras vengé, mon fils.
Puis il part à l’autre bout du cimetière et s’arrête un instant devant une autre sépulture.
Sa mère, partie il n’y a pas si longtemps.
Pour elle, il n’a pas apporté de fleurs et ne versera pas une seule larme.
L’Audi s’engage sur la promenade des Anglais et Reynier, installé côté passager, regarde la mer s’alanguir sous le soleil de septembre, comme une amante assoupie et comblée.
Peut-être est-ce la dernière fois qu’il la voit.
Peut-être pas.
Quelques touristes s’attardent en dehors de la saison. Des retraités, pour la plupart, ou de jeunes couples sans enfants.
Pour Reynier, le tueur est partout. Derrière chaque piéton, à l’intérieur de chaque voiture. Assis sur un banc, à la terrasse d’un bar ou posté derrière une fenêtre. Chaque sac et chaque poche contient une arme.
Chaque regard est meurtrier.
Sur la banquette arrière, Maud consulte son smartphone, indifférente à ce paysage qu’elle connaît par cœur. Ignorant les affres que traverse son père. Mais toutes les dix secondes, elle lève les yeux vers Luc.
Il a mis son habit de garde du corps, costume sombre et chemise blanche. Flingue dans le holster.
Elle voudrait passer des heures à le regarder.
Sa vie entière.
Elle a envie de le toucher, de se blottir à nouveau dans ses bras. Capables, pense-t-elle, de la protéger de tout.
À un moment, leurs regards se croisent dans le rétroviseur intérieur.
— Où va-t-on ? demande-t-il.
— À Nice Étoile, répond Maud.
— OK…
— Non, intervient soudain Armand. Prenez la prochaine à gauche.
— Pourquoi ? demande sa fille.
— Surprise.
Luc obéit et l’Audi s’arrête à un feu rouge.
Une moto vient se coller à droite de la voiture, juste à côté de Reynier. L’homme porte un casque noir avec une visière fumée. Il tourne la tête vers le professeur, ouvre son blouson en cuir.
Armand cesse de respirer. Luc enfonce la pédale d’accélérateur et grille le feu. Maud hurle de terreur lorsqu’un bus manque de couper l’Audi en son milieu.
Le motard est resté au feu rouge.
— Fausse alerte, grommelle le jeune homme.
— Putain de merde ! s’écrie Maud. Tu veux nous tuer, ou quoi ?
— Désolé, répond Luc. J’ai eu un doute, c’est tout…
Reynier, livide, s’accroche au tableau de bord.
— J’ai cru que…
— Moi aussi, dit Luc.
— Vous allez m’expliquer ce qui se passe, à la fin ? s’énerve Maud.
Le professeur se retourne vers sa fille.
— Le motard, j’ai cru que c’était un tueur envoyé par le fou qui me harcèle.
— Mais… tu m’as dit qu’il voulait te faire chanter… Pas te tuer !