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— Vingt-six ans.

— Tu pourrais encore être à la fac, souligne-t-elle.

— Pas faux. Mais j’ai jamais été un intellectuel.

— Tu n’es pas allé à la fac ?

— Eh non… Désolé. Tu veux encore me parler ou je m’en vais en rampant ?

Elle se met à rire, Luc est fier de lui.

— Tu peux rester, dit-elle d’un ton faussement hautain. Et tu fais quoi, alors ? T’as un boulot ?

— C’est drôle, ton père m’a posé la même question il y a dix minutes.

— J’en étais sûre ! Mais mon père, ce n’était pas pour les mêmes raisons. Lui, il questionne les gens comme s’il leur faisait passer un interrogatoire ! Je déteste quand il fait ça… Une fois, je lui ai présenté un mec avec qui je sortais et après avoir vu mon père pendant un quart d’heure et répondu à trois cents questions, il m’a plaquée !

Luc rit à son tour.

— C’est qu’il ne devait pas t’aimer très fort, dit-il.

— Sans doute… Moi, je te pose des questions parce que je m’intéresse à toi.

— Merci.

— Alors, c’est quoi, ton job ?

— Je suis garde du corps.

Elle pouffe à nouveau.

— T’es drôle, ça me fait du bien.

— Non, c’est vrai. Je suis réellement garde du corps. C’est mon métier.

Elle le dévisage, la bouche légèrement entrouverte.

— Ton père a fait à peu près la même tête quand je le lui ai dit !

— Garde du corps, murmure Maud. J’ai eu de la chance que tu passes sur ce sentier hier soir…

Luc hausse les épaules.

— Ç’aurait pu être quelqu’un d’autre que moi.

— Non. Si tu n’avais pas été là, je serais morte. J’en suis sûre.

Il sent que les larmes ne vont plus tarder, essaie de la faire rire à nouveau.

— Tu crois que ton père va encore m’interroger quand je vais redescendre ? s’inquiète-t-il à voix basse.

— Sans doute, soupire Maud.

— Alors je vais sauter par la fenêtre directement dans le jardin… Encore une chance que ta chambre soit au premier étage !

Elle sourit, Luc se lève.

— Je te laisse te reposer, dit-il.

— On va se revoir ?

Luc la dévisage un court instant.

— J’en suis sûr, répond-il.

Il dépose un baiser sur sa joue et quitte la chambre. Avant d’ouvrir la porte, il se retourne. Maud le fixe dans la pénombre.

De retour au rez-de-chaussée, le jeune homme ne peut échapper aux parents.

— Encore un café ? propose Charlotte.

— Non, merci, je dois y aller.

— Je vous raccompagne, décide le père.

— Ne vous donnez pas cette peine, je connais le chemin !

— Je vous raccompagne, répète Armand.

Les deux hommes quittent la maison et marchent jusqu’à la Kawasaki.

— Tenez, dit Reynier en lui tendant une enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ? s’étonne le jeune homme.

— Un remerciement.

Luc ouvre l’enveloppe et découvre une liasse de billets de cent euros. Quand il relève la tête, ses traits se sont durcis. Il rend l’enveloppe au chirurgien.

— Reprenez votre argent, monsieur Reynier. Je n’en ai pas besoin.

— Ça m’étonnerait ! À votre âge, on a toujours besoin de fric.

— Je n’en veux pas. Je n’ai pas sauvé votre fille pour me faire du pognon.

— Je le sais. Mais vous le méritez.

Luc pose l’enveloppe sur le capot de la Porsche.

— Au revoir, monsieur Reynier.

Visiblement contrarié, le chirurgien n’ajoute rien. Il regarde la moto de son visiteur s’éloigner, puis récupère l’enveloppe et rejoint sa femme sur le perron de la maison.

— Il n’en a pas voulu ? s’étonne Charlotte. Curieux, ce garçon…

Son mari passe devant elle sans lui répondre.

Il n’a jamais supporté qu’on lui tienne tête.

5

L’homme est assis dans la cuisine. Petite pièce avec une table en formica vert et deux chaises assorties. Un mobilier qui date d’au moins trente ans, déniché dans un dépôt-vente pour presque rien.

Tournant les pages d’un journal local, il regarde les images, survole les titres. Par la fenêtre ouverte, des cris d’enfants arrivent jusqu’à lui dans une ascendance d’air chaud. Il a vue sur l’immeuble d’en face, les volets entrebâillés, le linge qui sèche aux balcons. La vie qui sommeille en attendant que le soleil se fasse moins féroce.

Il abandonne son journal, s’avance vers un cadre accroché au mur. Longtemps, il fixe la photo un peu désuète d’un enfant.

Le gosse doit avoir une dizaine d’années, guère plus. Un visage trop préoccupé pour son âge, une fossette sur chaque pommette, des cheveux bruns et touffus.

Le garçon ressemble étrangement à l’homme qui le regarde. Comme s’il se contemplait dans un miroir magique. Un miroir rajeunissant.

Un doigt posé sur la photo, l’homme suit le contour de son visage, puis celui de ses lèvres boudeuses.

— Tu es triste parce que maman est morte, hein ? Je sais, petit… J’ai fait les courses, ce matin ! ajoute-t-il d’un ton plus enjoué. Et je n’ai pas oublié de t’acheter ton Nutella… Non, je n’ai pas oublié ! Tu n’auras aucune raison de râler, cette fois.

C’est alors que son visage se transforme. Des rides barrent soudain son front. Comme s’il venait de réaliser qu’il avait oublié quelque chose d’important.

Quelque chose de capital, même.

Ce n’est pas le Nutella… Mais quoi, alors ?

Il secoue la tête, tristement. Avant de tourner le dos au portrait et de serrer les poings.

Oui, il a oublié quelque chose d’important.

Il a oublié que le petit garçon est mort.

Il ouvre le placard au-dessus de l’évier crasseux. Des dizaines de pots de Nutella sont alignés sur l’étagère.

Un par semaine, il en achète. Lorsqu’ils sont périmés, il les descend au sous-sol. Il en a des caisses pleines dans la cave. Il ne faudrait pas que le jeune garçon s’empoisonne.

Finalement, il retourne le cadre.

— C’est l’heure de la sieste, dit-il d’une voix tendre. Tu dois avoir sommeil avec cette chaleur… Alors, repose-toi, mon petit.

Il s’approche de la fenêtre, se penche pour voir les gosses qui s’amusent dans la rue. Ses yeux ne peuvent s’empêcher de le chercher au milieu de ce joyeux attroupement.

Où est-il ?

Puis ses sourcils se froncent à nouveau, ses épaules s’affaissent.

Il n’arrête pas d’oublier.

Depuis de longues années.

N’arrête pas d’y penser.

Depuis tant d’années.

Son cerveau doit avoir des manques ou un truc dans le genre. Lorsqu’il visualise ses méninges, il imagine une meule de gruyère.

Des trous partout dans la matière grise.

Il continue à observer les gamins qui jouent au foot sur le petit parking au pied de l’immeuble.

Mais bientôt, d’autres images défilent.

Maud, son visage, ses jambes dénudées, sa culotte blanche échancrée qu’il n’a pas eu le temps d’arracher.

Ses yeux terrorisés, sa voix qui implore.

Ces incroyables frissons qu’il a ressentis. Avant, pendant et même après l’agression.

— La prochaine fois, personne ne viendra te sauver, mon petit cœur ! Personne, non… La prochaine fois, je prends tout mon temps avec toi…

Il revient s’asseoir et attrape une paire de ciseaux dans le tiroir de la table.

— Et ensuite, je te tue.