Luc se remet en selle et suit la Mini jusqu’au portail. Dès qu’ils arrivent, Reynier vient à leur rencontre. Maud coupe le moteur et se jette dans les bras de son père, pleurant toutes les larmes de son corps.
— Ma chérie ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Qui t’a fait ça ?
Entre deux sanglots, Maud lui raconte le mensonge imaginé par Luc. Le jeune homme lui décernerait volontiers l’oscar de la meilleure actrice.
Et à son père reviendrait la palme d’or de la crédulité.
— Viens, dit Reynier en la tenant par les épaules. Rentrons…
Luc les suit jusque dans le salon où Maud continue sa mascarade.
— Il m’a pris tout l’argent que je venais de retirer !
— Ce n’est pas grave, dit Armand. Mais qu’est-ce qui t’a pris de sortir sans rien dire ?
Elle regarde Luc, comme s’il allait lui souffler la réponse. Mais celui-ci se contente de lui adresser un petit sourire cynique.
— Je voulais… Je voulais te faire une surprise, dit-elle.
— Tu parles d’une surprise ! maugrée son père.
— Je voulais t’acheter un cadeau…
— Maud, je te rappelle qu’il y a un fou dangereux qui nous harcèle et tu ne dois jamais sortir seule, c’est clair ?
— Pardon, papa…
Il la serre à nouveau dans ses bras et Luc détourne son regard. Puis Reynier s’avance vers lui.
— Merci de me l’avoir ramenée…
— Je suis payé pour ça. Si vous n’avez plus besoin de moi, je vous laisse. J’ai des choses à faire.
Maud avale une aspirine et se regarde dans le miroir au-dessus du lavabo. Son visage à nouveau abîmé, alors que les traces de la première agression avaient enfin disparu. Elle qui n’avait jamais pris de coups auparavant…
De retour dans la chambre, elle écarte le rideau, aperçoit Luc dans le parc. Assis sur le petit muret, près du garage, il téléphone.
À qui parle-t-il ?
À Marianne, sans doute.
Luc, qui s’est précipité à son secours, une fois encore.
Son ange gardien, son sauveur.
L’objet de ses tourments.
Le jeune homme regarde soudain vers la maison et, lorsqu’il voit Maud au travers de la vitre, il lui tourne le dos, tout en continuant sa conversation.
Alors la jeune femme abandonne son poste d’observation et descend au rez-de-chaussée. Son pas est lent, saccadé. Comme si des chaînes invisibles entravaient ses chevilles. Elle traverse la maison silencieuse, vide une demi-bouteille d’eau dans la cuisine et s’exile sur la terrasse.
Longtemps, elle contemple la piscine. Quelques feuilles mortes flottent à la surface de l’eau, une myriade d’insectes luttent pour ne pas s’y noyer. Maud attrape l’épuisette pour les extraire du piège et les dépose dans une jarre.
Combien de fois son père l’a-t-il encouragée à se baigner ? Mais même en sa présence, Maud n’a jamais pu.
Et elle n’a jamais compris pourquoi il n’avait pas détruit cette tombe.
Debout, près du rebord, les poings serrés, elle retient ses larmes. Elle sent le désespoir affleurer juste sous sa peau, courir dans chacune de ses veines.
Soudain, elle s’approche des marches qui s’enfoncent dans l’eau translucide. Elle hésite un instant encore, puis son pied nu se pose sur la première marche.
Lentement, elle descend.
Lentement, elle s’immerge.
L’eau lui arrive désormais jusqu’à la taille. Malgré le froid qui la tétanise, elle continue à avancer. L’eau grimpe jusqu’à son menton. Encore quelques pas et elle n’aura plus pied.
La seconde d’après, le liquide froid franchit ses lèvres.
Un goût de Javel immonde.
Un goût de mort.
— Maud !
Sans aucune hésitation, Luc lâche son téléphone et se jette à l’eau.
Au même moment, alerté par le cri du garde du corps, Armand arrive en courant et plonge à son tour. Les deux hommes ramènent Maud sur la terre ferme. Ils l’allongent sur les dalles surchauffées par le soleil.
Dans une violente quinte de toux, elle recrache une bonne quantité d’eau.
— Maud, ça va ? demande son père. Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ?
Pour toute réponse, elle se met à pleurer.
— Je suis tombée !
— Mais comment tu as fait ? interroge Reynier en l’aidant à s’asseoir.
— Je… J’étais au bord et j’ai eu une sorte de… de malaise, explique-t-elle.
Il la serre contre lui, caresse ses cheveux. Elle croise le regard de Luc, assis près d’elle. Et elle discerne une réelle inquiétude au fond de ses yeux verts.
Oui, il tient à elle.
Oui, il sait qu’elle n’est pas tombée. Qu’elle a simplement voulu rejoindre son cauchemar.
Armand s’use les rétines sur l’écran de son ordinateur.
Toutes les dix secondes, il actualise sa messagerie.
Le courriel arrive à dix-sept heures pile. Avant de l’ouvrir, le chirurgien appelle Luc, qui descend aussitôt. Les deux hommes se postent devant l’écran et Reynier clique sur l’e-mail. Même s’ils savent ce qu’ils vont lire, ils retiennent leur respiration.
Le message s’affiche. Court et brutal.
Coup de poing dans l’estomac.
Dans deux jours, je te tue.
— Après-demain, murmure Reynier.
Luc allume une cigarette, ouvre la fenêtre.
— Demain matin, nous irons à votre banque et vous retirerez une bonne somme d’argent, dit-il.
— Pourquoi ?
— Ne m’interrompez pas, exige Luc. Appelez la clinique et dites-leur que vous partez en vacances. Qu’on ne pourra pas vous joindre. Vous et Maud allez préparer vos bagages dès ce soir, pour une semaine environ. Demain en fin de matinée, on s’en va.
— On part ? Mais où ?
— Je viens de louer un gîte à quatre cents kilomètres d’ici, révèle Luc.
— Mais…
— Vous avez une autre solution, peut-être ? Je vous rappelle que ce type est déterminé et surentraîné… Et qu’il vous en veut à mort.
— S’il ne me trouve pas après-demain, il va tout balancer aux flics !
— Je ne crois pas, dit Luc. Je pense qu’il va attendre que vous reveniez, ou va vous chercher d’abord. Tout à l’heure, j’ai contacté un de mes anciens clients… J’ai bossé pour lui il y a deux ans.
— Et alors ?
— Alors, il a des relations haut placées dans la police et va essayer de retrouver la trace d’Abramov pour nous.
Dans les yeux de Reynier, un nouvel espoir se dessine.
— Mais pourquoi vous l’avez pas appelé avant ?
— J’avais essayé, mais il restait injoignable. Comme je vous l’ai déjà dit, il était à l’étranger…
— Ah oui, pardon…
— C’est un haut fonctionnaire, il travaille pour le gouvernement. Il va mettre le paquet.
— Mais pour quelle raison nous aiderait-il ?
— Parce que j’ai pris une balle pour lui… Si je sais où trouver Abramov, vos ennuis seront terminés, ajoute Luc.
— Vous… vous voulez dire que vous allez le tuer ?
— Je ferai ce qu’il faut faire, répond le jeune homme d’une voix sombre. En attendant, il faut qu’on s’éloigne d’ici. Sinon, après-demain, vous serez peut-être mort. Et si vous êtes mort, il y a des chances que je le sois aussi.
— D’accord, murmure Reynier.
— Je vous laisse expliquer la situation à Maud. Il faut qu’elle sache ce qui se passe vraiment. Plus de mensonges, OK ?
Les épaules de Reynier s’affaissent sous le poids de cette délicate mission.