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À dix-neuf heures trente, elle entend la voiture de son père franchir le portail. Elle ferme son livre, descend l’escalier en courant, heureuse de le retrouver.

Mais sur la dernière marche, elle s’arrête. Net.

À côté de son père, une femme.

Grande, blonde, mince. D’une beauté époustouflante.

— Viens, ma chérie. Approche…

Maud obéit, avec le sentiment que sa vie est sur le point de se transformer.

— Je te présente Charlotte, une amie qui va dîner avec nous ce soir…

Embarrassée, Charlotte sourit puis se penche pour embrasser Maud sur la joue.

— Je suis ravie de faire enfin ta connaissance ! Depuis le temps que ton père me parle de toi !

Maud n’a toujours pas prononcé un seul mot. Son père a parlé d’elle à cette femme ? Mais alors pourquoi ne lui a-t-il jamais parlé de Charlotte ?

Elle voit la main de son père posée sur l’épaule de cette inconnue et ses derniers espoirs s’évanouissent. Non, ce n’est pas une simple amie. C’est une femme avec qui il couche.

La première à franchir le seuil de la maison depuis la mort de sa mère.

Autant dire depuis toujours.

Le repas est un moment étrange. Son père semble heureux. Un peu trop. Comme s’il se forçait à l’être. Comme s’il voulait que son sourire soit communicatif.

Mais Maud ne sourit pas. Elle regarde son assiette, son verre, ses mains. Le mur, les fenêtres, le sol.

Tout, sauf Charlotte.

Elle sent bouillir en elle une colère dont elle ignorait tout il y a une heure à peine. Cette femme va rester ici cette nuit, elle en est sûre. Et la nuit d’après, et la nuit d’après…

Cette inconnue va entrer dans sa vie.

De force.

— Et si Charlotte dormait ici cette nuit ? dit soudain son père. Ce serait une bonne idée, non ?

Il sourit, espérant voir sa fille acquiescer. Attendant sa bénédiction.

Mais Maud ne dit rien, incapable du moindre mot. Elle a juste envie de hurler, de jeter cette femme dehors.

Hors de sa maison. De son territoire.

Elle n’a pas le droit. Pas le droit de lui voler son père. De forcer ainsi la serrure de leur intimité.

De s’immiscer entre eux.

Maud fixe alors Charlotte. Pendant de longues secondes.

Cette femme, si belle que Maud se sent soudain terriblement laide.

Cette femme, si distinguée que Maud se sent soudain terriblement banale.

Si mince que Maud se croit soudain trop grosse.

Si intelligente que Maud se trouve soudain complètement stupide.

Si femme, que Maud regrette soudain de n’être qu’une enfant.

— Alors, tu ne dis rien ? s’étonne son père.

Enfin, Maud recouvre la parole. Une phrase qu’elle prépare depuis le début du repas. Qui résonne en boucle dans sa tête.

— Tu n’as pas le droit de faire ça à maman…

Tu n’as pas le droit de me faire ça, papa.

Ils abordent soudain un petit bourg aux maisons colorées et pittoresques, serrées les unes contre les autres, comme pour protéger leurs habitants de la rudesse des hivers.

— Saint-Jean-en-Royan, annonce Luc. C’est le dernier village qu’on va traverser. Ensuite, on quitte la civilisation… On va prendre cette route, là, explique-t-il en montrant une voie étroite qui s’enfonce dans des gorges. Et on trouvera la maison dans une quinzaine de kilomètres. Alors si vous avez oublié votre brosse à dents, c’est maintenant ou jamais.

— Je veux bien que tu t’arrêtes, dit Amanda. Je dois faire des courses.

Impossible de stopper la voiture dans les petites ruelles, mais Luc trouve un parking en bordure de la rivière. Reynier confie quelques billets à la gouvernante et celle-ci part en direction de la supérette, le seul commerce ouvert en cette saison.

Luc descend du Range Rover pour faire quelques pas, tout en admirant le pont romain qui enjambe solidement la rivière. Il allume une cigarette, Maud le rejoint aussitôt.

— T’es pas trop fatigué de conduire ? demande-t-elle.

— Non, ça va.

— C’est calme, ici…

— Parfait pour se désintoxiquer, hein, Maud ?

Elle baisse la tête, allume une cigarette à son tour.

— Tu m’avais promis, rappelle Luc.

— Je suis faible, c’est ça ?

— Faut croire.

— Tout le monde a ses faiblesses ! se défend la jeune femme.

— C’est vrai. Mais tout le monde ne se shoote pas à l’héroïne.

Luc observe Reynier du coin de l’œil. Il est en train de téléphoner avec le portable acheté le matin même.

— Elle est comment, la maison ? demande Maud.

— C’est une ancienne ferme, transformée en gîte. Elle est isolée, au bord d’une rivière et au pied d’une montagne. Enfin, d’après ce que j’ai vu sur les photos. Un endroit charmant ! ironise-t-il.

— Il sera forcément charmant, puisque tu y seras, répond-elle en le fixant droit dans les yeux.

Décidément, l’héroïne n’est pas sa seule addiction. Tout au long du trajet, il a senti son regard peser sur lui.

Reynier raccroche et les rejoint.

— Vous avez appelé qui ? interroge Luc sur le ton du reproche.

— Charlotte. Je l’ai prévenue que nous avions quitté la maison et qu’elle pouvait me joindre sur ce numéro.

— Là-bas, le portable ne passera pas, prévient le jeune homme.

Reynier écarquille les yeux. Comme si cela était inconcevable.

— T’es sûr ? lance Maud.

— Certain.

— Et Internet ? demande le professeur.

— À votre avis ? sourit Luc en écrasant sa clope.

— Mais… comment je vais faire pour consulter mes messages ?

— Faites-le ici, ensuite il sera trop tard.

Reynier ouvre le coffre du 4 × 4 et attrape la sacoche de son ordinateur portable. Il se rassoit dans la voiture, pose le PC sur ses genoux.

Comme il s’y attendait, son ennemi a envoyé un nouveau mail. Il adresse un signe à Luc, qui s’approche aussitôt.

— Pourquoi le lire ? interroge le garde du corps.

Sans l’écouter, Reynier ouvre le message. Même s’il savait à quoi s’attendre, le choc est violent.

Demain, je te tue.

— Il doit bien se douter qu’on s’est tirés, murmure Armand.

— Et après ? Tant qu’il ne nous retrouve pas… Bon, je vais voir si Amanda a besoin d’un coup de main pour porter les courses. Ne bougez pas !

— Où voulez-vous que j’aille ? peste Reynier.