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Silencieux, comme préoccupé, Luc les observe, souriant de temps à autre aux anecdotes égrenées par le chirurgien.

Fatiguées par le voyage, les deux femmes montent se coucher peu de temps après le dîner, tandis que Luc et Armand jouent les prolongations.

Le professeur a dégoté une bouteille de digestif dans le cellier et ils s’exilent sur la terrasse pour finir la soirée.

— Vous avez l’air nerveux, remarque le professeur en remplissant deux petits verres. Aussi nerveux que moi !

— Dans cette histoire, je risque ma vie autant que vous. Et même plus.

— C’est vrai… Vous faites tout de même un drôle de métier ! Pourquoi l’avoir choisi ?

Luc hausse les épaules.

— Je n’étais pas doué pour les études, prétend le jeune homme.

— C’est la seule raison ?

— J’avais envie de quelque chose où je puisse bouger, changer d’endroit régulièrement. Être utile, aussi. Me servir de ma tête autant que de mes muscles… Et vous, pourquoi la médecine ?

— Mon père était un grand professeur, se souvient Armand. Ma mère était pédiatre… Ma voie était toute tracée !

Le digestif est si fort que Luc fait une grimace en avalant la première gorgée.

— Si vous arrivez à me débarrasser d’Abramov, je ferai de vous un homme riche, annonce Reynier.

— Je n’ai que faire de l’argent.

— Ça ne vous intéresse pas ?

— Pas plus que ça. Je ne peux même pas m’acheter une maison vu que je bouge constamment. Que voulez-vous que j’en fasse ?

— Et pour vos vieux jours ? sourit Armand.

— Mes vieux jours  ?

— Oui, je sais, vous êtes encore très jeune, mais…

Luc avale une seconde gorgée d’alcool et repousse le verre devant lui.

— Je ne verrai jamais mes vieux jours. Je serai mort bien avant.

— Qu’est-ce que vous en savez ? rétorque le professeur.

— Je le sais, c’est tout.

Reynier fronce les sourcils.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que je ne tiens pas assez à la vie, assène Luc.

Le professeur reste ébahi une seconde.

— C’est terrible, ce que vous dites là…

Luc lève la tête. Loin de toute pollution lumineuse, le ciel leur offre un panorama époustouflant.

— Je n’ai jamais vu autant d’étoiles, murmure-t-il.

Ignorant les astres, Reynier dévisage le jeune homme, toujours sous le choc de ce qu’il vient d’entendre.

— Bon, je vais me coucher. Bonne nuit, monsieur.

— Bonne nuit, murmure Reynier.

Luc rentre dans la maison, boit un verre d’eau pour se débarrasser du goût d’alcool et fait un rapide détour par la salle de bains.

Puis il s’enferme dans le petit salon, ouvre la fenêtre et s’étend sur le canapé en velours.

Les yeux grands ouverts, il écoute une nuit à l’état sauvage.

Pas un seul bruit humain. Seulement du vent et de l’eau. Des insectes, des rongeurs, des rapaces nocturnes. Ces proies ou ces prédateurs qui attendent l’obscurité pour sortir de leur gîte et trouver de quoi se repaître.

De quoi survivre.

Luc sait qu’il ne dormira pas, cette nuit. Ses muscles sont tendus à l’extrême, son sang bout dans ses veines.

Un instant plus tard, il entend Reynier qui monte l’escalier d’un pas lourd.

Sans doute a-t-il fini la bouteille de gnôle.

Sans doute va-t-il regarder Maud dormir un moment avant de regagner sa propre chambre.

Sans doute aimerait-il se glisser sous ses draps.

Sans doute en rêve-t-il depuis longtemps.

Luc se tourne sur le côté. Sa jambe droite bat la mesure de ses angoisses, tel un métronome infernal. Ses mâchoires sont douloureusement serrées.

A-t-il fait le bon choix ? Sera-t-il capable de tenir ses promesses ?

De livrer l’ultime combat ?

Un déluge de questions s’abat sur lui.

Alors, il se relève, s’accoude à la fenêtre et allume une cigarette.

Encore une.

Mais peu importe. Il sait au fond de lui qu’il n’aura pas le temps pour un cancer du poumon ou une autre de ces saloperies. Qu’il ne finira pas ses jours dans un hôpital, à jouer les cobayes pour blouses blanches.

Il se rassoit sur le divan, prend sa tête entre ses mains.

Il voudrait qu’elle soit là. Qu’elle le serre dans ses bras.

Mais cette nuit, elle refuse de venir.

Il aimerait pleurer. Aimerait qu’il y ait en ce monde quelqu’un capable de le comprendre.

Capable de le consoler. De le rassurer.

De faire de lui un homme heureux.

Alors qu’il n’est qu’une boule de violence en fusion. Une bombe, juste avant l’explosion.

Au bout de quelques minutes, après une prière déchirante, Marianne consent enfin à le rejoindre. Elle s’assoit près de lui, caresse son visage contracté à mort. Il se blottit contre elle, replie ses jambes. Et laisse venir les larmes tant attendues.

Luc ne se souvient pas vraiment quand ça a commencé.

Quand son esprit a créé Marianne.

Il y a si longtemps qu’elle vit en lui. Si longtemps qu’elle est son seul recours, son unique réconfort.

Elle a grandi avec lui, devenant une adolescente puis une femme.

Elle a guidé ses choix, combattu ses démons.

Et puis un jour, ils se sont violemment disputés.

Séparation brutale, intenable.

Elle a disparu pendant d’interminables journées où Luc a cru mourir.

Mais heureusement, elle est revenue. Parce qu’elle finit toujours par revenir.

Luc sait qu’elle n’existe pas. Qu’elle n’existera jamais ailleurs que dans sa tête.

Conscient de sa folie, il n’a pourtant jamais pu faire marche arrière.

Détruire Marianne pour vivre sa vie. Avec une femme, une vraie. Faite de chair, d’os et de sang. De sentiments qui ne soient pas le reflet des siens.

Détruire Marianne, comme on déchire la plus belle de ses œuvres. Et recommencer sur une toile vierge.

Il en est incapable, ne le supporterait pas.

Tuer Marianne reviendrait à se suicider. De la pire des façons.

Alors Luc étreint une femme invisible. Lui ouvre son âme. Il se rassure de son parfum, de sa voix.

— Tu peux choisir un autre chemin. Tu as le choix.

— C’est faux ! enrage Luc. Je n’ai pas le choix !

— Ça te tuera, prédit Marianne.

— Arrête de me dire ces choses, supplie Luc. Tais-toi, s’il te plaît !

Marianne reste silencieuse, consciente qu’elle livre un combat inutile. Quoi qu’elle dise, Luc est condamné à errer en enfer à ses côtés.

— Dors, maintenant, dit-elle d’une voix douce. Dors, mon amour…

51

Comme à son habitude, Reynier se réveille tôt.

Loin de Grasse, loin d’Abramov, la nuit a été paisible. Encerclé par les monts protecteurs du Vercors, il a pu enfin connaître un repos salvateur.

Il s’enferme un moment dans la salle de bains, se réveille sous le jet d’eau à peu près chaude. Il enfile un jean, un pull, et descend le plus discrètement possible au rez-de-chaussée. Il est le premier debout, visiblement. Alors, il n’allume pas la lumière de la cuisine et sort dans le jardin.

Le soleil non plus n’est pas encore levé. Mais déjà, sa flamboyante promesse se devine derrière les murailles de pierre qui dominent le paysage, telles de gigantesques ombres chinoises.

Ces montagnes, Reynier ne les voit pas comme des obstacles. Plutôt comme des remparts entre lui et l’ennemi. Avec le sentiment d’être un seigneur reclus dans sa forteresse, il ferme les yeux, savourant cet air d’une exceptionnelle pureté. Cette renaissance.