L’impression d’émerger d’un long tunnel. D’un interminable cauchemar. Même si rien n’est réglé, il sent que la fin du calvaire est proche.
Assis sur le muret près de la fontaine, il sourit tel un gamin qui a fait une énorme bêtise sans que personne s’en aperçoive.
Il gardera des séquelles, c’est certain. Ces dernières semaines laisseront des traces indélébiles dans sa vie. Mais en ce matin calme, au cœur de cet incroyable panorama, il se surprend à croire qu’il existe une force divine ayant veillé sur lui.
Il récite alors une sorte de prière, faite de promesses solennelles. S’il s’en sort, il arrêtera ses déviances, rentrera dans le rang, deviendra irréprochable. Cessera d’écraser les autres. Passera du temps avec Maud, arrêtera de tromper sa femme.
Il a souvent pensé partir en Afrique, ce continent magique qu’il aime tant. Pour sauver des vies sans en retirer le moindre centime. Mais son appât du gain était trop irrésistible pour perdre ne serait-ce qu’une année à soigner sans contrepartie.
À exercer son métier. Son véritable métier.
Alors, s’il sort vivant de cette épreuve, Reynier laissera sa clinique aux mains d’un autre médecin et partira en Afrique pour soigner ceux qui en ont le plus besoin.
Fier de lui et de ses nouvelles résolutions, il se lève et contemple un instant encore les falaises vertigineuses qui l’entourent.
Abramov est un père blessé. Un père qui a souffert. Mais si Reynier tient ses promesses, Dimitri ne sera pas mort pour rien.
Armand décide de préparer le petit déjeuner pour sa fille, Amanda et Luc. Ce qu’il n’a pas fait depuis des années.
Trop habitué à se faire servir.
Il revient dans la cuisine et remonte le volet. Il ouvre le frigo, en sort le lait, le beurre et la confiture. Il se retourne, pose tout sur la table.
C’est là que son regard devine enfin quelque chose d’étrange.
Quelque chose d’anormal dans la pièce.
Mais il lui faut une seconde encore pour comprendre ce qu’il a sous les yeux.
Le souffle coupé, il porte une main à son cœur qui vient de se serrer comme le poing d’un boxeur.
Sur le mur, en face de lui, une inscription en lettres rouges.
En lettres de sang.
Aujourd’hui, je te tue.
Reynier sent son cœur redémarrer à pleine puissance, dans un effort douloureux.
Il est ici.
Dans la maison.
Il y est entré cette nuit, a pris le temps d’inscrire sa menace sur le mur. Avec du sang.
Le sang de qui ?
Reynier est dos au mur, face au message funeste. Au cœur de la maison complètement silencieuse.
Trop silencieuse.
Il réalise avec effroi qu’il est peut-être déjà trop tard. Qu’il est peut-être le seul encore en vie. Qu’Abramov a tué Maud, Amanda et Luc.
— Maud ! murmure-t-il dans un souffle.
Il voudrait se précipiter dans l’escalier, monter jusqu’à la chambre de sa fille. Mais il est totalement paralysé par une intense frayeur. Seuls ses yeux parviennent à bouger, allant de droite à gauche, s’attendant à voir surgir le monstre d’un sombre recoin, une lame ensanglantée entre les mains.
Il lui faut une arme.
Armand parvient enfin à faire un mouvement et récupère un couteau de cuisine qui traîne dans l’évier. Il se dirige ensuite vers la porte en bas de l’escalier mais se ravise.
D’abord, prévenir Luc.
Il songe à l’appeler, mais se dit que ses cris pourraient signer son arrêt de mort. Alors, les jambes incertaines, il marche jusqu’à l’autre bout de la pièce et s’arrête devant l’entrée du salon. Il abaisse la poignée le plus doucement possible puis passe la tête dans l’embrasure de la porte.
La pièce est plongée dans la pénombre et il faut quelques secondes pour que ses yeux s’y habituent.
Alors, il reste figé, les doigts serrés sur le manche du couteau.
Il a du mal à croire ce qu’il voit, son cerveau refusant de traiter de telles informations.
Maintenant, il sait avec le sang de qui le message a été écrit sur le mur.
52
Allongé par terre, sur le ventre, la tête tournée sur le côté, Luc a les yeux fermés. Et son corps baigne dans une mare sombre.
À côté de lui, un cran d’arrêt à même le sol.
Sur la lame, du sang séché.
— Mon Dieu, murmure Reynier. Luc…
Il pousse un peu plus la porte. C’est alors qu’il le devine dans les ténèbres. Assis sur une chaise, son pistolet posé sur les genoux.
— Bonjour, professeur. Vous êtes bien matinal, dites-moi !
Reynier garde la bouche ouverte. Ses yeux exorbités vont de la dépouille de Luc au visage d’Abramov. Un visage tavelé, buriné. Où brillent deux yeux à la noirceur absolue.
— Vous avez bien dormi ? continue l’homme. Je l’espère, vu que c’était votre dernière nuit…
Le regard du professeur se fixe finalement sur Luc. Comme s’il n’avait plus la force de regarder Abramov.
— Oui, j’ai été obligé de tuer notre jeune ami, soupire l’homme. C’était le dernier obstacle entre vous et moi…
On dirait qu’Armand n’entend plus rien. Qu’il est parti dans une autre dimension. Il ne parvient pas à détacher son regard du cadavre. De la flaque de sang dans laquelle il gît. De son visage d’enfant sage et endormi.
— Il s’est à peine débattu, relate Abramov. À croire qu’il ne tenait pas vraiment à la vie…
Le visage de Luc est détendu, comme s’il n’avait pas souffert au moment de mourir. Tandis que celui de Reynier est crispé à mort.
— Posez donc ce couteau, professeur, lui enjoint Abramov en prenant en main son pistolet. Nous avons à parler, tous les deux.
Armand est toujours sur le seuil, incapable du moindre mouvement. Dans la ligne de mire du Beretta.
Son cerveau se remet lentement en marche, l’instinct de survie reprend le dessus.
Parler, parlementer même, pour éviter le pire.
Alors, Armand lâche son couteau.
— Bien, fait Abramov avec un sourire. Bien… Venez donc vous asseoir, professeur.
Reynier s’essaie à deux ou trois pas, chancelants, et se pose sur le bord du canapé. Taché de sang, lui aussi. Il est à deux mètres de Luc, pourrait presque le toucher.
— Je sais ce qu’il y a dans votre tête, professeur, continue Abramov. Je sais qu’en ce moment vous vous demandez si je suis monté à l’étage, cette nuit. Si j’ai déjà tué votre fille.
— Pourquoi la tuer ? s’étrangle Armand. Elle n’y est pour rien…
— Et mon fils ? Était-il coupable de quelque chose ?
Son ton vient de changer, passant du cynisme à la colère.
— Pour votre fils, c’était un accident. Un terrible accident.
— Non, Reynier. Vous avez commis une faute et vous saviez, après l’opération, qu’il risquait de mourir. Pourtant, vous n’avez rien fait. Au contraire, vous avez tout orchestré pour masquer votre erreur. Sans vous soucier de la vie de mon fils.
— Je pensais qu’il allait s’en sortir. Que le mal avait été réparé… Et croyez-moi, j’y pense chaque jour.
— Tu mens, Reynier. Tu mens comme tu respires… Tu penses à mon fils depuis que je suis revenu dans ta vie, depuis que je t’ai obligé à te pencher sur ton passé. Mais jusqu’à ce que j’agresse ta fille, tu avais oublié Dimitri.
— C’est vrai, préfère admettre Armand. Vous avez raison. J’avais refoulé ce drame au fond de moi, mais désormais, j’y pense à chaque instant.