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* * *

Maud se regarde dans le miroir. Son cou noirci d’ecchymoses, son visage abîmé, dévasté.

Ton salaud de père pourra même pas t’identifier.

Son père…

Cet homme dans l’ombre duquel elle a tenté de grandir, sans jamais vraiment y parvenir.

Cet homme si doué, si intelligent. Tellement déterminé. À qui rien ne peut résister. Ou plutôt à qui personne ne doit résister…

Cet homme qui réussit tout ce qu’il entreprend. Dont les mains ne tremblent jamais. Qui ne laisse aucune place au hasard, à la faiblesse ou au doute.

Cet homme qui a voulu tout lui donner. Parce qu’elle est son unique fille.

Pourtant, tu as oublié l’essentiel, papa. Tu as oublié de me laisser respirer. Oublié que je ne suis pas simplement un morceau de toi. Que je suis une personne avec des sentiments et des envies qui ne sont pas les tiens. Que je ne veux pas forcément te ressembler, que je ne peux pas toujours t’admirer.

Mon père… Cet homme qui répare les corps mais brise les rêves.

Cet homme si mystérieux.

Maud éteint la lumière de la salle de bains, retourne dans la chambre et avale un somnifère. Avant de s’endormir, elle pense au sourire de Luc. À son étrange regard.

De toute façon, elle n’arrête pas de penser à lui.

Puis son esprit divague lentement, empruntant d’autres chemins. Ceux du passé.

Au hasard, sans doute, un tiroir s’ouvre dans son cerveau, laissant entrevoir un souvenir poussiéreux.

… Maud a cinq ans, peut-être six.

Assise sur le sable, tout près de l’eau, elle s’applique à construire un château que la mer grignotera lentement. Effacera assurément.

Mais dans son esprit, cet édifice sera le plus solide, le plus beau.

Indestructible et immortel.

Elle tourne la tête, cherchant son père du regard.

Il est là, tout près, allongé sur le sable chaud.

Beau comme un dieu.

Il la couve d’un regard tendre, lui sourit.

Dès qu’elle l’appelle, il s’approche. Son ombre immense recouvre le château tordu et éphémère.

Il la félicite, s’agenouille à côté d’elle.

Plus loin, un jeune garçon court vers la mer. Une femme le rattrape et le prend dans ses bras.

L’enfant se débat en riant, le petit cœur de Maud se comprime.

Elle se souvient encore de la douleur.

Alors, elle demande :

— Pourquoi maman est partie ?

Elle se souvient du visage de son père, qui s’assombrit de façon soudaine. Comme si le soleil avait brusquement déserté cette plage immense.

Elle se souvient de ce sentiment étrange. Du regret.

Celui d’avoir posé la question.

D’avoir rendu son père si triste.

Puis elle se souvient de la vague, plus haute que les autres.

Qui emporte sa forteresse inachevée sans aucune pitié…

Luc termine de se bander les mains, puis enfile ses gants. Il monte sur le tapis, commence par s’échauffer.

Depuis la semaine dernière, le propriétaire de la salle lui a confié un double des clefs pour qu’il puisse venir s’exercer entre les cours, alors qu’ils se connaissent à peine. Une grande marque de confiance.

Mais le coach a tout de suite vu que Luc était un gars sérieux. Qu’il n’aimait pas la foule et n’avait plus besoin de personne pour s’entraîner.

Que pour lui, chaque combat était un combat à mort.

Le jeune homme a terminé son échauffement et se place face au sac de frappe. Il enchaîne les coups de poing, coups de pied. Très concentré, il ne voit plus que l’adversaire imaginaire contre lequel il s’acharne.

La boxe thaï est un sport difficile. Mais Luc n’a jamais aimé ce qui était facile, évident et clair.

Il aime l’ombre, le secret, le danger.

Il enlève ses gants et frappe, encore et encore. Avec toujours plus de puissance et de hargne.

Il pourrait démolir un mur de béton tant il a de rage en lui.

Entré sur la pointe des pieds, Armand s’est installé dans le fauteuil, juste à côté du lit.

Il la regarde dormir, perdant la notion du temps.

Ces chairs en souffrance sont les siennes.

Jamais il n’a su le lui dire. Pourtant, jamais il n’avait aimé quelqu’un aussi fort.

Malgré les déceptions, les ingratitudes. Les dérives et les défiances.

Malgré tout.

Avec Maud, il a découvert des choses vraies, belles ou douloureuses. L’amour, fou. L’inquiétude, la fierté, la jalousie.

Oui, la jalousie.

La seule personne au monde qui compte pour lui, c’est elle. Et si un homme essayait de la lui prendre, il pourrait le tuer de ses propres mains.

Mais en cet instant, il est rassuré ; avec ce que Maud vient de subir, elle ne se laissera plus approcher avant bien longtemps.

Luc a enfin cessé de frapper. À bout de souffle, il tombe à genoux sur le tapis.

Ses mains sont en sang.

Il est en larmes.

6

Luc consulte sa montre. Quinze minutes de retard devraient suffire.

Quinze minutes qu’Armand Reynier patiente en plein soleil, au volant de sa Porsche.

Luc est arrivé sur place bien avant le chirurgien. Mais il avait envie de le laisser attendre.

Il démarre sa Kawasaki et s’approche enfin.

Le lieu de rendez-vous est une sorte de terrain vague à la sortie de Nice. Le chirurgien voulait un endroit discret, désert. C’est lui qui a appelé deux heures plus tôt.

Luc, il faut que je vous parle… Non, pas par téléphone… Oui, c’est urgent.

Le jeune homme gare sa moto à côté du Cayenne et Armand le rejoint. Il est toujours aussi impeccable et élégant. Pantalon en lin, chemise blanche, lunettes hors de prix. Mais il semble tendu, presque sur le qui-vive.

— Pourquoi vouliez-vous me voir ? demande Luc en ôtant son casque.

Le chirurgien remonte ses lunettes de soleil sur son crâne et regarde autour de lui. On dirait presque qu’il va sortir un kilo de cocaïne du coffre de sa voiture. Puis il extirpe une enveloppe de sa poche et la tend à Luc comme si elle lui brûlait les doigts.

— Je croyais avoir été clair, dit le jeune homme. Je ne veux pas de votre argent.

— Il ne s’agit pas de cela… Lisez.

Luc consent à prendre l’enveloppe et en sort une feuille format A4, sur laquelle s’étale un message confectionné à l’aide de coupures de journaux.

Le temps de l’impunité est révolu.

Le temps des souffrances est venu.

Macabre poème.

Luc relève la tête vers le chirurgien, plus blême que d’habitude.

— J’ai reçu ça ce matin, dit-il.

— Dans votre courrier ?

— Non. Une enveloppe déposée dans mon garage, sur le pare-brise de la voiture de Maud.