Autant dire rien.
« Nous nous sommes disputés, ma femme et moi, ce soir-là… Parce qu’elle avait découvert que je la trompais avec une de mes assistantes. Sans doute est-ce à cause de notre dispute que Maud a eu peur, je ne sais pas… Toujours est-il qu’elle s’est enfuie dans le jardin, alors que nous lui avions interdit de sortir sans nous… »
Maud sent une larme couler sur sa joue. Elle ne savait pas que son père avait trompé sa mère. Mais tout cela n’a plus guère d’importance aujourd’hui. Elle ferme les yeux, puisant dans ses douloureux souvenirs de quoi suivre son père. Revivant son pire cauchemar.
« Lorsque nous nous sommes aperçus que Maud n’était plus dans le salon, nous sommes sortis pour la chercher, continue Armand. Je suis parti vers la route, tandis que Sara est remontée derrière la maison. Nous l’avons appelée longtemps, mais elle restait introuvable… »
Le chirurgien fait une pause, durement éprouvé par ce récit.
« J’ai fini par récupérer ma fille dans une petite cabane que je lui avais construite à l’entrée du parc. Je l’ai prise dans mes bras et l’ai ramenée dans sa chambre. Et puis j’ai… Je suis redescendu pour prévenir ma femme que Maud était en sécurité. Je suis sorti par la porte de la cuisine, celle qui donne sur l’actuelle terrasse… »
Nouvelle interruption, qui dure de longues secondes. Tous les regards sont braqués sur lui.
« J’ai appelé Sara car je ne la voyais pas. Il faut dire qu’il n’y avait pas d’éclairage extérieur à cette période-là… Mais la lumière de la cuisine me permettait de me diriger. J’ai voulu contourner la piscine pour aller dans le fond du jardin et c’est alors que je l’ai vue… Elle flottait dans l’eau, sur le ventre… Je l’ai sortie de la piscine et j’ai tenté de la réanimer, mais je n’ai pas réussi. Alors, j’ai appelé les secours et… »
Luc coupe le caméscope et frappe un grand coup sur la table. Le trépied bascule. Tout le monde sursaute, y compris Abramov.
— Tu mens ! s’écrie-t-il. Tu mens, espèce de fumier !
— Non, je ne mens pas ! jure Reynier. Ça s’est passé comme je viens de le raconter !
Luc le fixe, telle une bête sauvage prête à l’égorger.
— C’est faux ! répète-t-il. Et si tu veux que Maud survive, je te conseille de dire la vérité.
Maud ferme les yeux.
Luc est prêt à la tuer. Froidement. Sans aucun état d’âme.
— T’en as rien à foutre, de la vérité ! rétorque le chirurgien. Tu veux entendre ce qui t’arrange ! Tu veux faire de moi un assassin !
La main de Luc se crispe sur la crosse du Glock.
— Si c’est vraiment la vérité que tu veux, je viens de te la dire. Sara avait bu, plus que de raison… L’eau était gelée et elle était habillée. Alors oui, elle s’est noyée ! Oui, je suis arrivé trop tard !
Reynier se met debout avant de continuer. Sa chaise verse en arrière.
— Oui, c’est ma faute si elle est morte ! Elle a bu parce qu’elle a appris que je l’avais trompée ! C’est ça que tu veux entendre, petit salopard ? hurle le chirurgien.
Les deux hommes se défient du regard de longues secondes.
— Assis, ordonne Abramov en ramassant la chaise.
Il appuie à nouveau sur les épaules de Reynier, qui se rassoit, soudain épuisé.
— Ce que je veux entendre, ce qu’on veut tous entendre, c’est ce que tu as fait ce soir-là, s’acharne Luc.
— Je viens de le dire, murmure Reynier. Et je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.
Abramov s’approche à nouveau des deux jeunes femmes ligotées.
— Tu veux vraiment que je descende ta fille, professeur ? dit-il. C’est ça que tu veux ?
Le chirurgien cherche ses mots.
N’en trouve aucun.
— Mais tu sais, continue Abramov, avant de la tuer, je crois que je vais me détendre un peu avec elle, si tu vois ce que je veux dire…
— Je vous ai dit la vérité, s’entête Reynier. Mais si vous voulez que j’invente une autre histoire, vous n’avez qu’à me la dicter. Vous écrivez ce que vous voulez sur une feuille et je le lirai face à la caméra.
Le professeur fixe la toile cirée, évitant de regarder sa fille. Il décide de ne plus ouvrir la bouche. Parce qu’il sent bien que Luc est désarçonné, qu’il hésite. Qu’il ne sait plus où est la vérité.
Face à ce silence buté, Abramov décide de passer à la vitesse supérieure. Il s’empare d’Amanda, la conduit près du chirurgien et pose le canon du pistolet sur sa nuque.
Sans un mot, juste avec les yeux, la gouvernante implore son patron.
Reynier sait qu’il a choisi la bonne tactique. Il n’ouvre plus la bouche, ne supplie pas. L’air sûr de lui, il met fin à la négociation.
— Tu te crois malin, hein, professeur ? murmure Abramov.
— Je me contente de dire la vérité. C’est bien ce que vous vouliez, n’est-ce pas ?
Armand tourne enfin la tête vers Amanda.
Une fraction de seconde plus tard, il voit Abramov presser la détente.
54
La balle pénètre par l’occiput, ressort par le front.
Le crâne d’Amanda s’ouvre en deux.
Reynier reçoit une gerbe de liquide rougeâtre en pleine figure et la gouvernante s’effondre à ses pieds.
Un lourd silence succède au bruit de la détonation. Au fracas d’un corps qui touche le sol. D’une innocente qui vient de mourir.
Quelques secondes suspendues dans l’horreur absolue. L’épouvante sur tous les visages, dans tous les regards. Sauf dans celui de l’assassin.
Maud est la première à hurler. Un interminable cri d’effroi qui résonne dans toute la maison.
Luc ne bouge plus, comme victime d’un mauvais sort.
Armand, lui, se lève d’un bond et recule jusqu’au mur. Il frotte éperdument son visage, comme s’il allait s’arracher la peau, essayant de nettoyer le sang qui dégouline de son front jusque sur sa bouche. Il se met à pousser des cris, courts et paniqués, sortes de hoquets douloureux.
Luc n’a toujours pas fait un seul mouvement. Bouche entrouverte, il fixe le cadavre d’Amanda qui s’agite de quelques soubresauts pathétiques.
Maud tourne la tête de l’autre côté, pour ne plus voir. Mais elle entend.
Les pieds d’Amanda qui battent le sol de longues secondes encore.
Abramov fonce soudain vers Reynier, le saisit par les cheveux, lui plante le canon du pistolet dans la gorge.
— Tu me prends pour qui, connard ? crache-t-il. Tu croyais que je n’aurais pas le cran ?
Le chirurgien sent ses jambes le trahir et s’écroule dans les bras de son bourreau.
— Tu veux que je fasse la même chose à ta putain de fille ? hurle Abramov.
— Non ! Non, je vous en prie…
L’homme le remet de force sur sa chaise, pile en face de Luc, toujours tétanisé.
— Mettez le caméscope en marche, ordonne le tueur. Je crois que le professeur est à point pour terminer sa confession !
Luc n’a aucune réaction. Alors Abramov abandonne Reynier et entraîne le jeune homme jusque dans le salon. Il laisse la porte ouverte, pour surveiller ses proies, et parle à son complice. Si bas que personne dans la cuisine n’entendra ses paroles.
— Qu’est-ce qui vous arrive, bordel de merde ?
Luc n’a plus de voix. Plus de mots.
— Vous vouliez le faire parler, oui ou non ?… C’est ce que vous attendiez depuis longtemps ! rappelle Abramov. Et c’est pas le moment de flancher ou de vous dégonfler, compris ?
Luc hoche la tête machinalement.
— De toute façon, on aurait dû la buter. Fallait pas qu’elle vienne ici… Alors reprenez-vous, merde !