Luc serre les poings, ferme les yeux.
— On y va, ordonne Abramov.
Ils reviennent dans la cuisine et le regard de Luc tente d’éviter la collision avec le cadavre d’Amanda. Cette femme qu’il a serrée dans ses bras. Qui lui a fait confiance, au point de se donner à lui. Cette femme qu’il vient de tuer. Même si ce n’est pas lui qui a tiré le coup de feu mortel.
Il sent son estomac se retourner, se retient de justesse et prend appui sur la table.
Il réalise qu’il est bien trop tard pour reculer. Qu’il est déjà allé trop loin.
Il essaie de reprendre pied, dévisage Reynier pour se souvenir des raisons l’ayant conduit ici. Finalement, ce n’est pas lui qui a assassiné Amanda.
C’est Reynier. Ses mensonges et ses crimes.
Face à l’inertie de Luc, Abramov prend les choses en main. Il remet le caméscope en marche et s’adresse au chirurgien d’une voix abrupte.
— Parle, maintenant. Et dis-nous ce qu’on veut entendre. Sinon, ce sera au tour de ta fille. Mais elle mettra plus de temps à crever que ta bonniche !
Le professeur regarde la caméra, comme s’il la suppliait de lui souffler les mots justes. Ceux qui éviteront que le carnage ne continue. Mais il prend soudain conscience que personne ne sortira vivant de cette maudite maison. De ces maudites gorges.
— Que s’est-il réellement passé le 11 janvier 1998 ? interroge froidement Abramov.
— J’ai déposé Maud dans sa chambre, murmure Reynier, puis je suis redescendu…
— Plus fort ! exige le tueur. Que tout le monde t’entende !
— J’ai déposé Maud dans sa chambre, répète le chirurgien. Ensuite, je suis redescendu pour dire à Sara… ma femme, que j’avais retrouvé notre fille… Je suis sorti sur la terrasse et je l’ai vue, au bord de la piscine. Elle était en train de crier le prénom de notre fille…
Maud tourne la tête vers son père. Entre ses larmes, elle entrevoit son visage.
Son nouveau visage.
Mais non, c’est impossible…
— Je me suis approché sans bruit et… et je l’ai poussée dans l’eau. En quelques minutes, c’était terminé. Elle était morte.
Le silence revient, assassin.
Jusqu’à ce que Maud sorte de son mutisme.
— C’est pas vrai, murmure-t-elle. Papa, dis-moi que c’est pas vrai !
— Ta gueule, ordonne Abramov en coupant le caméscope. C’était parfait, professeur ! Absolument parfait !
Tout à côté, Luc observe Reynier. Avec tant de mépris au fond des yeux…
— Tu as tué sa mère et tu lui as fait croire toute sa vie qu’elle était responsable ? lance-t-il. T’es vraiment la pire des ordures !
Armand enfouit sa tête entre ses mains pour échapper aux regards accusateurs qui le cernent. Qui l’ont déjà jugé. Et condamné.
En cet instant, il préférerait être mort.
Abramov récupère l’ordinateur portable de Reynier et y connecte le caméscope.
— À vous de jouer, dit-il à Luc.
Le jeune homme s’installe derrière la machine et ouvre la messagerie. Il met les vidéos en pièces jointes, attend patiemment qu’elles se chargent.
Il voit Abramov s’approcher de Reynier, se pencher vers lui.
— Tu sais pourquoi j’ai choisi cette maison pour notre ultime rendez-vous ? demande-t-il.
Armand ne répond pas, le regard fixe, hagard.
— Parce que c’est ici que mon fils et moi passions nos vacances d’été, ajoute le tueur. Il adorait cet endroit… Et à cause de toi, il n’y reviendra jamais.
Les vidéos enfin chargées, Luc écrit quelques lignes qu’il signe Professeur Armand Reynier. Il relève la tête vers le chirurgien, aussi livide que le cadavre de la gouvernante.
— Tes aveux partent directement chez les flics, annonce-t-il. Notre cher lieutenant Lacroix… Je les envoie également à Nice Matin.
Puis il clique pour expédier le message.
— Voilà, c’est la taule qui t’attend désormais. Et pour très longtemps, conclut Luc en fermant l’ordinateur.
55
Maud ne sent plus ses doigts. Tant d’heures que ses poignets sont comprimés par cette corde rêche… Des brûlures atroces s’élancent le long de ses bras et s’éternisent dans ses épaules. Elle a la bouche sèche, les entrailles en vrac.
Mais tout cela n’est rien.
Depuis quelques minutes, elle fixe son père. Avec une batterie de missiles au fond des yeux. Reynier, lui, regarde ses mains, posées sur la table comme deux choses devenues inutiles.
— Pourquoi ? murmure-t-elle. Pourquoi tu l’as tuée ?
Comme il se mure dans le silence, elle se met à hurler.
— Pourquoi tu as tué ma mère ?!
Enfin, une voix d’outre-tombe lui répond.
— Elle voulait me quitter. Divorcer et repartir aux États-Unis avec toi… Elle voulait nous séparer… Je ne pouvais pas supporter de vivre sans toi.
Les larmes inondent le visage de la jeune femme. Elle se recroqueville sur elle-même, s’étouffe dans d’interminables sanglots.
— Je ne peux pas vivre sans toi, répète Armand. Je ne peux pas…
— Il va pourtant falloir te faire à l’idée, professeur, dit Luc. Parce qu’en cabane, tu ne pourras pas la voir souvent !
Luc allume une cigarette, tire dessus comme si sa vie en dépendait. Puis il s’accroupit devant Maud.
— Je suis désolé, murmure-t-il. Maintenant, tu connais le vrai visage de ton père…
— Ne m’approche pas, murmure-t-elle. Ne m’approche pas… !
Luc baisse les yeux une seconde puis abandonne. Quel pardon pouvait-il espérer ?
— Pourquoi vous faites ça ? demande Reynier d’une voix faible.
Luc le considère un instant avant de répondre.
— C’était un 19 septembre… Rappelle-toi ! assène-t-il.
Une ride profonde se creuse sur le front du chirurgien. Comme s’il fouillait ses souvenirs à la recherche d’une explication. Quelque chose qui pourrait l’aider à comprendre pourquoi ce jeune homme le déteste autant.
D’où lui vient toute cette haine.
— Le 19 septembre, c’est la date de naissance de Maud, fait-il.
Luc enjambe le cadavre d’Amanda et se poste à côté du professeur, le dominant de toute sa hauteur.
— C’était il y a bien plus longtemps. Et je ne peux pas croire que tu as oublié…
Reynier secoue la tête, en signe d’incompréhension.
— Ça fait presque deux ans que j’attends cet instant, révèle le jeune homme. Deux longues années à te détester, chaque jour un peu plus…
Il allume une nouvelle cigarette, fait quelques pas dans la pièce.
— Je voulais détruire ta vie comme tu as détruit la mienne.
Abramov, adossé au buffet, bras croisés, l’écoute avec attention.
— Mais je ne vous connais même pas ! gémit le chirurgien.
— Ta gueule ! ordonne Luc. À moi de parler, maintenant… Il fallait que je me rapproche de toi, alors je suis venu m’installer à Nice. J’ai commencé par t’espionner, du matin au soir. Par te regarder vivre ta vie de rêve. Tu avais tout pour être heureux : un boulot passionnant, une femme magnifique, une fille aimante… Beaucoup d’argent, la notoriété, l’admiration de tous !
Reynier ouvre la bouche, mais se ravise au dernier moment. Inutile de tenter la moindre défense. Le procès ne sera pas équitable.
Uniquement à charge.
Dans le rôle du procureur général, un jeune homme dont il ignore tout.
Dans le rôle du bourreau, un père blessé qui a sans doute perdu la raison.
— J’ai posé un mouchard sur chacun de tes téléphones, poursuit Luc. À la clinique, chez toi et sur ton portable. Depuis deux ans, j’ai entendu la moindre de tes conversations, lu tous tes textos et tous tes mails…