Armand tombe des nues. Réalise qu’il est dans le viseur du chasseur depuis plusieurs mois déjà.
— C’est beau, le progrès ! ricane Abramov.
Luc le fustige du regard, contrarié d’être interrompu dans un moment aussi crucial.
— J’en ai appris, des choses, continue-t-il. J’ai appris qui tu étais vraiment : un salopard de première !
Le chirurgien nie d’un simple signe de tête.
— Toutes tes magouilles, tout le fric que tu as détourné ! Mais ça, ce n’était pas le plus grave… J’ai appris que tu filais du pognon à l’un de tes confrères pour qu’il garde ta belle-mère au chaud dans un hôpital psychiatrique.
Il regarde Maud, qui n’a d’autre choix que de subir ce réquisitoire sordide. Entendre les pires horreurs sur son propre père.
— C’est lui qui a fait interner ta grand-mère, explique-t-il. Parce qu’elle le soupçonnait d’avoir tué ta mère ! Elle savait que Sara avait l’intention de divorcer et de repartir dans son pays natal et que ton père l’avait menacée de mort si elle ne lui laissait pas la garde !
Tels deux rayons laser, les yeux de Maud transpercent Armand.
— Ça fait seize ans que cette pauvre femme est enfermée là-bas, assommée de cachets.
— Dis quelque chose, papa, ordonne soudain la jeune femme. Défends-toi, merde !
— Que veux-tu qu’il dise ? s’écrie Luc. J’ai les preuves !
Reynier se balance lentement de l’avant vers l’arrière.
Il voudrait être sourd, aveugle ou mort. Plutôt que crucifié en place publique. Condamné par celle qu’il aime le plus au monde.
Condamné et bientôt haï, il le sait.
— Ensuite, poursuit Luc, j’ai compris au cours d’une conversation que tu as eue avec ton pote Lefèvre, l’anesthésiste, ce que tu avais fait pour le procès du petit Dimitri… Alors, je suis allé voir son père. Quand je lui ai appris la vérité sur la mort de son fils, j’ai cru qu’il allait te tuer sur-le-champ… Mais je lui ai proposé qu’on s’associe, qu’on prenne notre temps. Je voulais mieux te connaître, m’immiscer dans ta vie, t’approcher pour savoir ce que tu avais dans le ventre. Je voulais que tu souffres longtemps… Je voulais être près de toi pour te voir mourir de trouille ! Et la meilleure façon de t’approcher et de te blesser, c’était de m’en prendre à Maud.
— Tu vaux pas mieux que mon père ! crache la jeune femme.
Déstabilisé, Luc s’arrête un court instant.
— Il ne m’a pas laissé le choix, se défend-il.
— Mais qu’est-ce que tu me reproches ? demande alors le professeur. Qu’est-ce que je t’ai fait, nom de Dieu ?
Le jeune homme plonge ses yeux dans ceux de Reynier et y décèle une totale incompréhension. Aurait-il vraiment oublié ?
Alors, il lui chuchote quelque chose à l’oreille.
Reynier sera le seul à l’entendre.
— Mon vrai nom, c’est Agostini. Luc Agostini… Ma mère s’appelait Viviane Agostini.
Le visage d’Armand se transforme lentement.
— Ça y est, tu as compris ? espère Luc à voix haute. Tu te souviens ?… Je pourrais tout raconter à Maud, qu’est-ce que tu en penses ?
Reynier n’a plus aucune réaction. Il a passé le point de non-retour. Il suffoque sous une avalanche de remords, de regrets. Enseveli sous le poids de son passé, il n’arrive plus à trouver la force de se défendre. D’affronter ses crimes.
— Je pourrais lui dire quelle a été ma vie, poursuit Luc. Par ta faute…
Luc se penche à nouveau vers Armand et ajoute :
— J’ai vécu l’enfer… De ma naissance jusqu’à aujourd’hui. À cause de toi.
— Je n’ai jamais voulu ça ! murmure Reynier dans un ultime sursaut.
— Si tu savais ce qu’elle m’a fait subir ! ajoute le jeune homme.
Luc a rêvé de ce face-à-face toute sa vie. Ils ne sont plus que deux dans la pièce. Maud et Abramov n’existent plus.
— J’ai cru mourir cent fois, mille fois ! Toute cette souffrance que j’ai endurée à ta place !
— Je ne savais pas ! gémit Reynier.
— Tu es un lâche et un assassin ! renchérit le jeune homme. Ce que tu as fait ne porte pas de nom… Tu ne mérites pas ta fille, tu ne mérites pas ta femme…
Reynier encaisse, coup après coup. Avec ces mots, terribles, Luc frappe aussi fort qu’avec ses poings.
— Tu ne mérites même pas de vivre.
Luc a fini sa diatribe, il est sur le point de vaciller. Ses yeux sont emplis de larmes de rage. Alors qu’il s’était promis de ne pas pleurer. De ne jamais pleurer devant cet homme.
— Je vais t’attacher sur cette chaise et te laisser ici, annonce-t-il. Les flics ont l’adresse, ils ne tarderont pas à débarquer vu le message que je viens de leur envoyer. Ils vont venir te chercher et te conduire là où est ta place… En taule.
— Laisse partir Maud, je t’en prie…
— Ce sont eux qui la libéreront. Et pendant toutes ces longues années où tu pourriras derrière des barreaux, tu penseras enfin à moi… Tu ne pourras jamais m’oublier.
Maud ne comprend pas un traître mot des motivations de Luc. Qui est cette femme dont il parle ? Et quel est le lien avec son père ?
Mais ce qu’elle comprend, c’est que Luc a souffert. Terriblement. Elle a ressenti une douleur extrême derrière chacun de ses mots, dans chacune de ses intonations.
Et ce dont elle est sûre, c’est que son père est responsable de cette souffrance. Qu’il ne s’est pas contenté de tuer Sara et de provoquer la mort de Dimitri. Il est coupable d’autres horreurs, encore.
Elle a soudain devant elle un inconnu. Auprès de qui elle a grandi. Qu’elle a aimé plus que tout.
Qu’elle aime encore malgré tout.
Luc prend une profonde inspiration et se tourne vers Abramov.
— Allez chercher de la corde. On l’attache et on se tire.
Abramov hoche la tête et Luc se poste face à la fenêtre. Il regarde la muraille qui se dresse en face de lui. Indifférente au drame qui se joue tout en bas.
Il pensait que ça le soulagerait. Pourtant, il a toujours aussi mal.
Condamné à perpétuité.
Même le sentiment de justice rendue n’apaise pas son tourment.
Abramov s’approche, muni d’une épaisse corde. Il attache rapidement Reynier sur sa chaise puis sort quelque chose de sa poche.
Il pose une main sur l’épaule de Luc.
— C’est fait, dit-il.
Le jeune homme se retourne et la lame d’un cran d’arrêt s’enfonce profondément dans ses entrailles. La respiration coupée, il s’accroche aux épaules de son assassin tandis que ses jambes se plient au ralenti.
— Désolé, fiston… J’ai changé d’avis.
56
À genoux, les mains sur sa blessure, Luc regarde Abramov une dernière fois avant de toucher le sol en silence.
— Non ! s’écrie Maud.
— L’envoyer en taule ne suffit pas, continue Abramov en lui confisquant son pistolet. Œil pour œil, dent pour dent… La loi du talion, mon jeune ami. Quand on veut vraiment se venger, il faut avoir les couilles d’aller jusqu’au bout.
La respiration de Luc s’accélère dangereusement. Il comprime la plaie, sent le liquide chaud qui s’échappe de ses veines couler entre ses doigts impuissants.
Abramov attrape le dossier de la chaise de Reynier et le traîne ainsi jusqu’au mur.
— Tu vas voir ce que ça fait de perdre son enfant. De le voir mourir dans d’atroces souffrances…