Je t’avais dit que nous deux, c’était impossible. Je t’avais promis qu’un jour tu comprendrais.
Ce jour est arrivé.
Je te laisse la lettre que ma mère m’a écrite il y a deux ans, quelques mois avant de mourir.
Je t’aime.
Maud essuie ses larmes, jette un regard à son père.
— Tu savais que j’avais un frère ?
Sa voix est déformée par le chagrin, la rancœur.
— Jusqu’à tout à l’heure, je te jure que je l’ignorais…
Il s’approche d’elle, pose une main sur son poignet. Il ne faut pas qu’elle lise la seconde lettre. Sinon, il n’aura plus aucune chance.
Il saisit la feuille, la lui arrache des mains.
— Ne lis pas ça, ma chérie. Cette femme me détestait ! C’est… C’est une fille que j’ai connue quand j’étais plus jeune et qui voulait se marier avec moi. Mais… Mais je l’ai quittée et je crois qu’elle ne l’a pas supporté ! Elle a voulu se venger au travers de son fils ! Dieu seul sait ce qu’elle est allée lui raconter pour qu’il me haïsse autant !
Reynier frise l’hystérie tandis que Maud reste étrangement calme.
Elle se remet lentement debout.
— Rends-moi cette lettre, papa.
— Tu la liras plus tard ! Viens avec moi, je t’en prie…
— Tu es pressé de partir, n’est-ce pas ? Tu as peur que les flics débarquent ? Peur de payer pour tes fautes… Mais tu comptes faire quoi, hein ? T’enfuir à l’autre bout du monde, comme un criminel ? Remarque, tu es un criminel… un assassin !
— Je n’ai pas tué ta mère ! J’ai dit ça parce que c’est ce qu’ils voulaient entendre… Je l’ai dit pour te protéger, pour qu’ils ne te fassent pas de mal ! Mais ta mère s’est noyée, je n’y suis pour rien… Je te le jure, Maud.
Soudain, le doute s’empare de la jeune femme. Elle regarde Luc, comme s’il pouvait encore lui souffler la vérité.
Mais Luc est parti. Et Maud sent une terrible solitude s’abattre sur elle.
— Je te jure que je ne l’ai pas tuée, répète Armand en la prenant dans ses bras.
Maud se raidit à ce contact.
— Ma chérie… Tu es ce que j’ai de plus cher au monde… J’expliquerai tout à la police et ça s’arrangera, je te le promets.
La jeune femme reste froide à ses promesses. Incapable de le croire sur parole, désormais.
Son esprit n’est plus que chaos. Un champ de ruines après un séisme dévastateur.
Elle a l’impression qu’elle est sur le point de basculer dans un autre monde. Un monde où tout serait simple, clair et limpide. Un monde où elle ne se poserait plus la moindre question.
Quelque chose est sur le point de céder en elle. La dernière digue, celle qui sépare la raison de la folie.
Elle aperçoit soudain l’arme de Luc sur le sol. Elle se détache de son père, ramasse le Glock.
— Qu’est-ce que… ? demande Reynier d’un air effaré.
Elle pose l’arme sur sa tempe, le fixe droit dans les yeux.
— Rends-moi cette lettre. Sinon, je me flingue.
— Maud ! Arrête !
— Rends-la-moi…
Reynier dépose la feuille sur la table.
— Voilà, dit-il. Voilà… Calme-toi.
Il lève les bras devant lui.
— Pose cette arme, ma chérie. Ne fais pas de conneries… On va parler, tous les deux, d’accord ?
— Recule, ordonne sa fille.
Il obéit et Maud s’empare de la lettre. Elle fait quelques pas en arrière, l’arme toujours dans la main droite, et se précipite soudain dans l’escalier. Arrivée à l’étage, elle s’enferme à double tour dans la première chambre. Elle entend les pas de son père dans l’escalier, ses poings qui martèlent la porte.
— Maud, s’il te plaît, écoute-moi… !
Elle s’assoit sur le lit où Reynier a dormi cette nuit, pose le Glock près d’elle et déplie la lettre…
58
Armand est assis dans le couloir, devant la porte de la chambre.
Cette pièce où sa fille s’est enfermée.
Avec une arme à feu chargée.
Avec une lettre empoisonnée entre les mains.
Pendant de longues minutes, Reynier a usé ses dernières forces à tenter de la convaincre. Il a entendu sa propre fille lui dire que s’il forçait la porte, elle se tuerait.
Alors, adossé au mur, juste en face de la chambre, il attend.
Le jugement dernier.
L’ultime épreuve.
Il sait ce qu’il y a dans la lettre. Il sait ce que Maud vient d’apprendre.
Avant aujourd’hui, il n’avait aucun remords. À peine quelques regrets, enterrés quelque part, sous une épaisse couche de marbre. Il avait relégué cette histoire dans un coin obscur de son esprit, l’avait peu à peu occultée. Mais aujourd’hui, vingt-six ans après, elle lui revient en pleine tête avec la force d’un ouragan.
Aujourd’hui, vingt-six ans plus tard, il doit payer.
Un prix qu’il n’aurait jamais imaginé.
Enfin, la clef tourne dans son logement et Maud apparaît. Elle se tient sur le seuil et dévisage son père un instant. Sans prononcer le moindre mot.
Ses yeux bleus sont devenus gris comme un après-midi d’orage.
Ils sont devenus peine, chagrin. Tourment.
Ils sont devenus châtiment.
D’un simple regard, elle le condamne.
Doucement, Armand se relève.
— Maud, je…
— Tais-toi.
— Mais…
— Je ne veux plus jamais te revoir, dit-elle. Tu entends, papa ? Plus jamais…
Elle a envie de pleurer tellement c’est douloureux. Mais les sanglots restent coincés au fond de sa gorge.
— Je vais rentrer à la maison et prendre mes affaires. Ensuite, je partirai.
Il la saisit par le bras.
— Maud, écoute-moi, je t’en supplie ! Je ne sais pas ce qu’il y avait dans cette lettre, mais…
— Tu me dégoûtes tellement ! murmure Maud. Tellement…
Elle retire son bras et l’abandonne dans cet étroit couloir. Au rez-de-chaussée, elle récupère la clef du Range Rover et caresse le visage de Luc, une dernière fois. Elle aimerait s’allonger près de lui, le rejoindre dans la mort. Mais elle entend son père qui descend l’escalier. Alors, elle quitte la maison et court jusqu’au 4 × 4. Elle grimpe au volant, verrouille les portières. Reynier se précipite vers la voiture, tape sur la vitre, hurle son prénom.
Sa voix résonne dans les gorges.
Écho tragique et déchirant.
Maud passe la marche avant, appuie sur l’accélérateur.
Dans le rétroviseur, elle voit le décor de sa vie qui s’effondre.
Elle voit son père devenir de plus en plus petit, jusqu’à disparaître.
59
Le Range Rover roule vite. Bien trop vite.
Virage après virage, il s’éloigne de la maison. Au travers de ses larmes, les mains crispées sur le volant, Maud distingue à peine la route.
Elle laisse tout derrière elle.
Un frère mort.
Une mère assassinée.
Un père assassin.
Ses illusions, ses rêves. Ses amours, ses rancœurs. Son passé et son avenir.
La voiture s’engouffre dans un tunnel, ressort au grand jour. Les pneus du 4 × 4 frôlent le ravin. Pourtant, Maud accélère encore…