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Reynier revient lentement dans la maison jonchée de cadavres. Il s’approche de celui de Luc, le regarde longtemps.

Ce fils, dont il avait toujours rêvé. Dont il ignorait l’existence.

Ce fils, qu’il avait commencé à aimer.

Aujourd’hui, on lui a tout enlevé.

De force.

Perdre deux enfants le même jour… Abramov avait raison.

Ça fait mal à en crever.

Le Range Rover poursuit sa course folle dans les gorges étroites.

Maud ne cesse de penser à Luc. Ses yeux, son sourire. Elle entend même sa voix. Aussi douce qu’une caresse.

Toi, tu comptes pour moi… Tu comptes vraiment.

Jamais plus elle ne le reverra. C’est insupportable. Insurmontable.

Un virage, particulièrement serré, se dessine au loin.

Maud lâche le volant et ferme les yeux…

Totalement désorienté, Armand se traîne jusqu’au jardin. Il s’assoit sur le muret, près de la fontaine.

Les yeux sur la route qui serpente au loin, il espère. Qu’elle va réapparaître, se jeter dans ses bras. Qu’il pourra la serrer contre lui, une dernière fois.

Il donnerait sa vie pour ça.

Les secondes passent, l’horizon reste désert et Armand réalise qu’elle ne reviendra pas.

Le soleil est à son apogée, illuminant enfin le paysage. Mais pour lui, la nuit est déjà tombée. Comme une sentence, un couperet, la hache du bourreau.

Ces gorges ne sont plus un écrin protecteur. Elles sont devenues son tombeau.

Je ne veux plus jamais te revoir. Tu entends, papa ? Plus jamais…

Pas la moindre lumière à laquelle se raccrocher. À chacune de ses respirations, ses poumons se déchirent. Seconde après seconde, son esprit se désagrège.

Tu me dégoûtes tellement…

Un gigantesque oiseau de proie fond sur lui et plante ses griffes acérées dans son crâne, pour l’emporter vers un monde terrifiant.

Un monde de supplices, peuplé de vide et gorgé d’acide.

L’enfer, probablement.

Le Range Rover quitte le bitume et fonce vers le ravin.

Promets-moi…

Au dernier moment, Maud rattrape le volant.

Trop tard.

La voiture dérape sur le gravillon, fait un tête-à-queue et s’encastre dans un énorme rocher…

Armand est revenu à l’intérieur. Assis près de Luc, il le regarde avec une tendresse inattendue.

— Si seulement tu m’avais dit qui tu étais, murmure-t-il. On aurait pu rattraper le temps perdu, peut-être… Oui, j’ai commis des choses horribles dans ma vie, tu as raison… Mais… Mais tu aurais pu me laisser une chance, chercher à savoir qui j’étais ! Qui j’étais vraiment… Tout ça aurait pu finir autrement, je crois. On aurait pu s’aimer… Moi, j’aurais pu t’aimer en tout cas.

Maud… Promets-moi…

La voix de Luc résonne dans l’habitacle de la voiture.

Maud n’en revient pas d’être encore en vie. Elle sort du Range Rover dont l’avant est complètement fracassé et lève les yeux vers le ciel.

Luc a veillé sur elle. C’est certain.

Promets-moi de vivre…

Il faut tenir ses promesses.

Toujours, Maud le sait.

C’est son père qui le lui a appris.

Pendant un instant, elle songe à faire demi-tour, à rejoindre celui auprès de qui elle a grandi. Parce que déjà, il lui manque. Comme un trou béant dans ce qui reste de sa vie.

Elle s’assoit par terre, près de la voiture accidentée, replie ses genoux devant elle. Tous ses repères viennent d’exploser, balayés par un cyclone à la puissance dévastatrice…

Armand pose une main sur le front de Luc. Sa peau est encore tiède.

Il aimerait revoir ses yeux verts, emplis de défiance, de souffrance.

— Tu sais, Sara est tombée dans la piscine, je n’ai pas eu besoin de la pousser… Elle était inconsciente quand je l’ai trouvée. J’aurais peut-être pu la sauver. Mais je n’ai pas tenté de la réanimer… Pour garder Maud près de moi. Voilà, je voulais que tu le saches, mon fils.

Maud marche sur le bord de la route. Poussée par une rage inconnue.

Luc est près d’elle.

Sera toujours près d’elle, aucun doute.

Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante. Jamais elle n’avait repoussé la mort avec tant de conviction.

Une douleur intense, une force nouvelle…

Finalement, elle ne fera pas demi-tour. Elle ne peut pas le revoir, pas maintenant. C’est bien au-dessus de ses forces.

D’abord laisser retomber la colère, commencer à pardonner.

Il lui faudra du temps, sans doute…

Armand tend le bras et saisit le Beretta d’Abramov.

Il arme le chien, met le canon du pistolet dans sa bouche, appuie sur la détente.

La seconde d’après, il s’effondre près de Luc.

60

— Pouvons-nous procéder à l’inhumation ? demande l’homme en gris.

Charlotte hoche la tête et le petit cercueil blanc s’enfonce lentement dans le caveau. Une larme coule sur sa joue, une main se pose sur son épaule.

— Tu as pris la bonne décision, murmure Maud. Il a enfin cessé de souffrir…

Charlotte la remercie d’un regard puis lance une rose sur le cercueil de Lukas, posé sur celui d’Armand. Quelques instants plus tard, le marbrier remet la lourde pierre tombale en place et le corbillard s’éloigne discrètement.

Les deux femmes restent longtemps face à la sépulture. Dans la peine, le silence, le cœur glacé de l’hiver.

Mais lorsqu’une pluie cinglante commence à tomber, elles se résignent enfin à rejoindre la voiture. Maud baisse la vitre de l’Audi et allume une cigarette. Pensive, elle regarde les arbres dénudés malmenés par un vent violent. Son cœur se dérègle quand elle aperçoit un jeune homme qui marche d’un pas pressé sur le bord de la route. La voiture le dépasse, il s’évanouit dans la grisaille.

Son absence est partout. Dans chaque instant, chaque endroit. Chaque respiration.

Son sourire se conjugue au passé, au présent. À l’infini.

Sa voix résonne au plus profond de ses nuits comme au plus clair de ses jours.

Son visage apparaît, disparaît. Pour revenir, toujours.

Souvent, sa main effleure la sienne.

Parfois, ses bras viennent l’enlacer pour des danses secrètes, bercées de tristesse.

Maud a gardé ses lettres. Celles qu’il s’appliquait à écrire le soir, dans l’intimité de ses chimères. Celles où il réinventait son histoire, son enfance, ses souvenirs.

Mensonges, illusions ou folie…

Maud n’a plus rien. Plus de parents, plus de frère, plus de maison, presque plus d’argent. Il ne lui reste qu’une grand-mère ayant perdu la raison depuis longtemps. Qui ne l’a même pas reconnue.

Son père disait avoir beaucoup d’amis. Pourtant, au lendemain du drame, aucune main ne s’est tendue vers elle. Les dos se sont tournés, les sourires se sont fanés, les langues se sont déliées.

Le téléphone a cessé de sonner.

Maud a l’impression d’errer au milieu d’une terre désolée, ravagée par une guerre sans pitié. Une vie à reconstruire, un avenir à imaginer. Des forces à retrouver.

Par où commencer… ?

Apprivoiser la mélancolie et l’oubli, s’approcher doucement du pardon. Réapprendre l’espoir, le rêve et la confiance.