J’ai une sursaillerie pour ne pas sombrer dans le blanc d’œuf qui tant ressemble à du foutre, mais n’a pas le même goût, comme assure un émissionneur tévé raffoleur de goualantes.
Une énergie confondante m’empare. Je gis contre le corps du commandant Arrighi ; ma main repte jusqu’au manche du poignard dont on l’a portemanté, je bande comme un Turc ma volonté, arrache l’arme du cadavre et la place perpendiculairement à ma poitrine juste à l’instant qu’un agresseur se jette sur ma pomme. Qui c’est qui l’a in the fion ? Le gars s’en chope dix-huit centimètres linéaires dans l’estomac, ce qui lui arrache une plainte évoquant le cri de l’otarie en gésine. Dans le tumulte ambiant, nul ne lui prête attention. D’ailleurs, on prête de moins en moins, à notre époque décadente.
Dans l’échauffourée, son hurlement passe pour celui du kamikaze à l’attaque.
— Tuez ! Tuez ! continue de hurler notre ci-devant prisonnier. C’est de la vermine ! Ils comptaient s’emparer du bateau !
Tu sais comme sont les minus ? Ils croivent toujours celui qui gueule le plus fort. Deux sont en train de faire un mauvais parti à Blanc. Le Polak trépigne, hystéro en plein.
C’est alors que le combat change d’âme. Un gorille au cul nu se précipite, venant de la coursive.
— Y a du suif, là-d’dans ? tonitrue-t-il en moulinant dans la cabine à l’aide d’un cendrier sur pied dont la base est lestée de plomb pour assurer sa stabilité.
Ça fait des bruits de chocs. Floc ! Bing ! Boum ! Et tchloc ! que j’allais oublier ! Instantanément, tous nos adversaires sont étendus, pêle-mêle, sur le sol. Ce qui donne un chouette amoncellement de guignols.
— Y a vraiment pas mèche de dépaqueter tranquille su’ c’ dragueur de mines ! renaude Alexandre-Benoît. J’tais en train d’ mespliquer av’c une chiasse monumentable quand v’là qu’éclate un bigntz pas possible.
Il s’interrompt, sidéré à la vue de Jérémie :
— C’est l’ Noirpiot, qu’ j’aperçoive là ? Dedieu ! la rouste qu’il vient d’ morfler ! Pour un pneu, j’ l’ reconnaîtrerais pas ! T’as mordu sa giographie ? Il a une pastèque éclatée à la place de la bouche ! Et son pif ! Déjà avant, il s’ trimbalait un bath éteignoir à cierges, mais à présent c’est comme si qu’il aurait une tortue plaquée su’ la frimousse !
— C’est le plus coriace de tous les méchants auxquels j’ai jamais eu affaire, Alexandre-Benoît ! Après avoir buté le commandant, il est allé raconter aux matafs que nous étions ses meurtriers !
L’Hénorme considère le Polonais étalé pour le compte.
— Si j’ m’écoutererais, j’irais le balancer à la sauce, assure mon ami.
— Garde-t’en bien, Bébé-lune, ce serait la fin de nos espoirs. Pour commencer, il convient de le neutraliser VRAIMENT ! Ce loustic a dû faire des numéros de magie dans des cirques, pour s’être délivré ainsi de ses chaînes ! À présent, pas la moindre faiblesse. Réduis-le à l’état de momie. Il déféquera et urinera dans ses guenilles. Surtout, surveille les gugus qu’il a su gagner à sa cause, moi je vais aller discuter avec le reste de l’équipage.
Animé de ce courage forcené constituant le meilleur de mes charmes, la gueule ensanglantée, traînant la patte, je sors de ce qui fut mon appartement.
La chance est une souris d’hôtel que l’on rencontre rarement dans les couloirs, affirmait le saint curé d’Ars dont la canonisation n’a pas été volée. À peine viens-je de quitter la cabine que j’avise le second, impec dans sa chemise à manches courtes, ses galons cousus sur la poche-poitrine.
— On me dit qu’il se passe des choses dramatiques ! m’exclame-t-il du plus loin.
— Bien pire que ça ! rétorqué-je.
— Vous êtes blessé !
— Avant que de vous narrer l’incident, permettez-moi de balayer les doutes qui pourraient peut-être vous effleurer, fais-je en ôtant mon mocassin droit !
Il est creux du talon. Celui-ci se dévisse, révélant bientôt un mince compartiment, duquel j’extrais ma carte professionnelle, plus une plaque de l’Intelligence Service qui m’a été remise à titre temporaire.
Le nouveau seulmaîtraboraprèDieu en est impressionné.
Je lui raconte à lui aussi (faut pas craindre de rabâcher) que l’homme dont nous sommes en charge, mes deux amis et moi, a réussi à se défaire de ses entraves et qu’il est parvenu à abuser une partie de l’équipage après avoir assassiné Arrighi.
— Dorénavant, le commandant, c’est vous ! fais-je avec force. Je compte sur votre souveraine autorité pour ramener l’ordre à bord !
Immédiatement, son visage se trouve nimbé par cette promotion inattendue.
— L’affaire qui nous réunit, commandant, est d’une gravité exceptionnelle et peut, si les choses tournent mal, compromettre l’équilibre planétaire.
Sur ces mots, dont l’intensité n’échappera à personne, sinon à quelques moudus qui n’ont rien à foutre dans cette œuvre, je l’entraîne jusqu’à la « cabine tragique », pleine de sang et de gémissements.
Un tel spectacle fait blêmir mon compagnon. La vue de Bérurier-au-cul-nu apporte une diversion, d’autant qu’il est agenouillé près de Toutanski et que sa chopine apocalyptique s’étale sur le sol.
— Voilà le nergumène circoncis, annonce-t-il ; j’ l’ai attaché avec un fil d’acier qu’était logé dans ma ceinture.
Il se relève en ahanant.
— Si vous aureriez une infirmerie à bord ou à bâbord, faudrait y conduire not’ collègue, déclare ce poste à essence vivant. L’a b’soin d’ réparations, d’ même que vot’ mataf, là, qui s’ saigne, kif un goret. Y fait qu’ réclamer sa mère, c’ qui part d’un bon sentiment.
Ainsi, après cet épisode meurtrier, l’ordre est-il rétabli. Mais il n’est qu’apparent. En effet, mis au fait de la vérité, les marins n’ont plus qu’une idée : venger leur valeureux pacha si sauvagement poignardé. Craignant qu’ils n’appliquent la loi du talion nous décidons, le Mammouth et moi, de veiller sur le forban comme sur la prunelle d’Alsace, alcool de dilection du Gravos.
L’infirmier qui sert de médecin me barbouille la frite de mercurochrome et prend même la responsabilité de me poser deux agrafes à l’arcade souricière. Quelques centimètres d’Albuplast achèvent de me transformer en dessin de Dubout.
À l’infirmerie, Jérémie a repris ses merveilleux esprits, mais il est si mal en point que je décide de l’y laisser, au moins jusqu’au lendemain.
Le temps est somptueux : mer verte, ciel bleu, soleil japonais. En contemplant cette immensité, je me dis que si un jour on parvient à assécher les océans, les individus disposeront d’un terrain d’expansion pour plusieurs millénaires. Réconfortant. Bien sûr, tout cela disparaîtra, en fin de compte, mais ç’aura été une fameuse école buissonnière. D’autant que les autres planètes attendent que nous allions les coloniser. Tu vois pas qu’à travers l’éternité on mette au pli toutes ces galaxies ? Qu’on fonce s’imposer de par l’Univers ! Ensemencer les voies lactées, devenir démiurges en douce ! Découvrir que, mine de rien, nous étions de la graine de Dieu !
Putain, le ramdam que ça voudrait faire dans le cosmos ! On espérait en l’Éternel, et l’Éternel c’était nous, tout culment. Comme nous étions en devenir, nous l’ignorions. Et puis voilà qu’à force d’à force on s’en est gentiment administré la preuve. Le Créateur a pris Sa retraite après avoir conçu l’homme et attendu qu’il se développe jusqu’à la Connaissance suprême. Quelle révolution philosophique ! Dieu, c’est nous tous : toi, moi, Mme Michu, ton éboueur maghrébin, la Queen au gros cul !