Magine-toi une ancienne église catholique transformée. On l’a divisée en deux dans le sens de la hauteur, sans toucher à sa structure extérieure, laquelle est en bois de cunnilingus. Le rez-de-chaussée comporte la réception, la salle à manger et l’appartement du taulier, tandis que le premier a été partagé en huit chambres d’égales dimensions.
Comme l’église a été décultée à la suite d’un ouragan ayant ravagé clocher et toiture, on a remplacé ces éléments essentiels par un dôme de Plexiglas qui donne une totale luminosité aux pièces, mais les prive d’obscurité.
Quant à l’hôtelier, il est chinois de père en fils. C’est un grand zig à la gueule tout en bouche, aux cheveux épais et huileux, tirés en arrière. Il porte un pantalon de soie noire et une espèce de casaque jaune décorée d’un dragon dont la frime ressemble à celle de Michou Rocard évoquant ses folles heures d’intimité avec le président Mitterrand.
Il nous attrique quatre chambres qui font songer à ces maisons de poupée vues en perspective plongeante. Elles sont formellement identiques. Leur ameublement se compose d’un lit d’hôpital (acheté d’occase par le maître des lieux), d’une armoire métallique comme on en trouve dans les vestiaires d’usine, d’une table en bois blanc flanquée d’un tabouret de paille.
Mister Chian-Li, l’aubergiste, nous mijote bientôt un riz complet cuit dans des feuilles de lotus avec de l’animal mort que je suppose appartenir à l’ordre des vertébrés à sang chaud et à température constante, ainsi que des mangoustes caramélisées, le tout arrosé d’un vin du pays qui ne te ferait pas oublier un château-l’angélus mais que tu préférerais à des boissons gazéifiées et saccharinées.
Ce festin perpétré, une sieste est décidée. Elle est incontournable dans ce pays. Mes compagnons montent pour le sacro-saint repos du guerrier, cependant que je demande audience à notre hôte.
Contrairement à la plupart des gens sottement racistes, j’aime beaucoup les Jaunes. Ils possèdent le mystère des êtres dont on n’aperçoit pas les yeux, aucun regard ne rend compte de votre sottise ni de votre suffisance (voire de votre insuffisance). Comme en général ils arborent un sourire de grande affabilité, vous finissez par baigner dans une courtoisie rassurante.
Mister Chian-Li consent à s’asseoir en face de moi après que je l’en ai prié à coups redoublés.
Il faut être chinois pour tenir un hôtel dans un tel bled. À voir certains commerces asiates, on se demande s’ils sont ouverts pour faire pénitence ou pour préparer au néant. Je sais des restaurants aux enseignes du Dragon Moncul de La Bistougnette de Jade où nul client ne s’est jamais fourvoyé.
— Monsieur Chian-Li, commencé-je, sans ambages ni emphase, mes compagnons et moi-même sommes attachés à une organisation chargée de retrouver des gens dont la disparition génère quelques troubles graves dans certains compartiments de la société.
J’extirpe une carte de la S.C.D.E.F.M.O.Z.O.B qui passait par ma poche pectorale en compagnie de pastilles du même nom et la lui présente. Il y porte les deux trous de bite lui tenant lieu de regard et me la rend avec un acquiescement non négligeable.
J’extrais alors de mon autre fouille une liasse de billets verts dont il ne peut ignorer que ce sont des U.S. dollars de cent points et entreprends d’en dégager une dizaine.
Ce prélèvement opéré, je les pousse vers lui.
— Pourquoi ? me demande-t-il dans un anglais qui accentue la brièveté de la question.
— À titre d’acompte, réponds-je flegmatiquement.
— Vous voulez prendre pension chez moi ? En ce cas c’est beaucoup trop.
— J’ai besoin de votre collaboration, misteur Chian-Li. Rassurez-vous, elle restera très passive.
— Mais…
Je lui présente un plat de main vertical, parcouru de lignes chargées de raconter mon fabuleux destin.
— Empochez et écoutez-moi !
Dominé, il pose sa paluchette sur les talbins, kif je le fais sur le pubis d’une femme aimée, et l’y laisse.
Envisageant son geste comme un début d’acceptation, je me lance :
— Vous résidez à Keelmanshop depuis combien de temps, cher ami ?
— Neuf ans.
— Parfait, alors vous avez connu l’homme qui m’intéresse.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Toutanski. Il logeait chez la mère Ferguson, à quelques centaines de mètres de là.
Mon guignol chamade quand je le vois spontanément acquiescer.
— En effet, déclare le Chinago. Il a habité cet hôtel lorsqu’il est arrivé à Keelmanshop.
— Longtemps ?
— Une huitaine. Ensuite la vieille lui a sous-loué une chambre. Il l’a connue ici même. À l’époque, elle sortait encore pour venir boire chez moi. Mais cela fait deux bonnes années qu’elle se soûle à domicile.
— Bon ami, déclaré-je d’un ton ému, vous venez de gagner vos mille dollars et pouvez d’ores et déjà les empocher car je remets le compteur à zéro !
Il rafle prestement mes talbins comme s’ils lui appartenaient depuis toujours.
— On continue pour les mille suivants ?
Regagnant ma chambre, je constate que celles de Jérémie Blanc et du Mastard sont vides. Par contre, ils sont trois chez Gretta. Ils dorment, anéantis et poisseux, car la séance a dû être rude. Le lit-cage s’étant avéré trop exigu pour héberger une partouze, ils gisent sur le plancher. Les messieurs sont pratiquement à loilpé (Béru a conservé son maillot de corps pareil à un filet de pêche ravaudé), la grande prêtresse de l’amour a mis un porte-jarretelles noir et des bas aux jarretières fleuries. La pine à Béru est alanguie comme un boa constrictor abîmé dans une digestion interminable. Une bulle de foutre irisé pare sa coupole identique à celle du mont Palomar.
Devant cet exténuement général, je ne puis que me retirer dans mes appartements.
En traversant l’étroit couloir, je réagis à une sensation de présence. Rien de plus agressant qu’un regard collé à toi. D’instinct, je me dirige vers le fond. J’aperçois, ce faisant, une porte très légèrement entrouverte qui se ferme. Lorsque je l’atteins, elle est close. Avec un rien d’impudence, j’en saisis le loquet et j’ouvre.
Une piaule pareille à toutes les autres.
J’avise, collée au mur d’en face, une jeune Asiate effarouchée. Difficile d’apprécier son âge. Ces Jaunassous ressemblent tous à des enfants même quand ils touchent la retraite des vieux.
L’être craintif que je découvre rappelle un petit rongeur des bois terrorisé par un gros vilain rapace.
— Bonsoir, lui susurré-je-t-il en anglais.
L’adolescente (car je crois fermement que c’en est une) me hoche la tête pour un furtif bonjour.
— Vous êtes la fille de mister Chian-Li ?
Elle dénègue.
— On dirait que vous avez peur de moi ? fais-je avec une telle bonté dans l’inflexion qu’en comparaison de mézigue saint Vincent de Paul évoquerait un bourreau serbo-croate.
Et de lui adresser un sourire qui a déjà contraint à l’essorage bien des slips féminins.
Du coup, elle risque à son tour un retroussis de lèvres.
Je referme la porte et vais obstruer mon orifice sud avec « le » tabouret.
— Quel est votre nom ? hasardé-je.
— Shan-Su.
— Si vous n’êtes pas la fille de mister Chian-Li, alors qui êtes-vous ?
— La sœur de sa femme.
J’avise des chinoiseries sur les murs et, accroché au lit, un caleçon d’homme ; et puis, posé sur une petite table de laque rouge, un nécessaire pour l’opium. La pièce est du reste imprégnée de cette odeur douceâtre.
— C’est vous qui fumez ? m’étonné-je.