Abasourdi et ravagé, le Smith.
— Mais comment a-t-il pu ?
— En vous faisant dire, à votre insu, le code de l’ouverture, mon gros.
22
Retour de l’enfant prodige !
Le revoilà, le Béru tant aimé, terreux comme l’étaient ses galoches d’autrefois, quand il aidait son paternel à labourer les champs de Saint-Locdu-le-Vieux ; son short est crotté, de même que sa limouille.
— D’où sors-tu ? nous exclamons-nous-t-il, Jérémie et moi, avec un ensemble qui foutrait la chiasse verte aux chœurs de l’Armée rouge.
— Je viens de satisfaire un besoin naturel, répond-il à notre profond étonnement, pareil phrasé ne lui étant pas coutumier.
— Tu es allé bédoler dans les catacombes ? s’informe Jérémie.
— Quéqu’chose du genre, admet cet être courtois, car figurez-vous qu’ les tartisses des mineurs sont pris de lasso ! Les niacs qui bossent ici vont fumer des joints aux cagoinsses ; quand t’est-ce tu tambourines pour réclamer la place, y t’ crillent des injures dans leur patois. Reus’ment, un espèce de contr’maître m’a espliqué qu’ l’ mieux, dans ces cas-là, c’était d’aller déposer son bilan dans les anciennes gal’ries abandonnées.
« Pour y êt’ peinard, faut r’connaît’ qu’ ça peut conviendre ; mais faut pas crainde d’ s’ saloper. N’en comparaison, les égouts d’ Pantruche passeraient pour une sute du Royal Monceau. Qu’en out’ ça foisonne de gaspards affamés qui vient t’ bouffer ton bronze qu’à peine y commence à poinde. On n’ peut pas s’ figurer l’appétit d’ ces animaux ! »
Il regarde autour de soi et questionne :
— Où qu’ sont les ladies ?
En toute brièveté, nous lui narrons la sombre mésaventure survenue à Gretta. Il pantoise !
— Ce tocard a un chibre façon cactus ? Tu parles d’une épopée ! Du coup ça m’réconforte d’charrier ma grosse rapière ! D’accord, j’ leur écarquille la moniche, les gonzesses, mais un peu d’ vasline n’ensute et y n’ leur reste plus qu’un excellent souvenir !
Il la boucle, l’objet de sa pitié revenant au volant d’une tire japonouille qui s’efforce de ressembler à une Range Rover. Il a été décidé que Bitenberne allait nous conduire à Keelmanshop.
L’en mène pas large, le dirluche du personnel. Se dit qu’il va se mettre à lui pleuvoir des citernes de gadoue sur la hure ! Son horoscope du jour doit pas être racontable. Il se voit avec l’Intelligence Service aux noix. Ça va être le bannissement perpétuel, l’opprobre ! Il devra racler son paf pourri avec un tesson de poterie.
Pendant le trajet, il murmure :
— Sur la mémoire de mon défunt père, je jure n’avoir révélé le système de l’ouverture à personne !
Son accent de sincérité[11] est tel que je le crois. Après tout, rien ne me prouve absolument qu’il a mangé le morcif au Polak. Trois autres gonziers étaient dans le secret, et ce diabolique Toutanski « avait les moyens de faire parler les gens ». Qui sait s’il ne détenait pas quelque bonne vieille recette d’hypnose ?
On peut rêver, non ?
Dans ces pays d’aventure, la vie n’est pas organisée comme dans les contrées où l’homme tente d’exister sur une portée de musique. À Keel-manshop, par exemple, il n’y a pas de dentiste, par contre tu y trouves un armurier. Tu y chercheras en vain un vétérinaire, mais on peut faire l’emplette de stupéfiants à prix honnêtes. Pas d’hosto à proprement parler, en revanche un dispensaire plutôt propre accueille les maux les plus urgents. Tu n’y dénicheras pas de bicyclette en location, mais un avion, si !
Le gazier qui fait le zinc-taxi est un vieux baroudeur, rangé des opérations de commando, dont l’ultime plaisir en ce bas monde est de charrier des gens de tout poil à travers la Namibie. Son coucou, un très vénérable Bozon-Verduraz conçu pour les expéditions en brousse, vibre comme un hangar de tôle dans une bourrasque, sitôt que tu mets le contact. Deux heures de vol à bord de cette machine à coudre Singer 1920, et tu es atteint de la danse mise au point par Saint Guy (fameux chorégraphe mort en 303).
Le pilote de cette pièce de musée est un Batave dont le collier de barbe blanche le fait ressembler à Hemingway. Il parle peu mais pète beaucoup, sans chichis, conscient de la timidité de ses loufs lâchés dans la tempête métallique que génère son zoizeau déplumé.
Lorsque nous prenons contact (si j’ose dire), il demande évidemment où nous voulons nous rendre.
— Nulle part, réponds-je.
Cette nouvelle le ravit.
— Je préfère ; ma garce de femme a caché mes lunettes, comme chaque fois qu’elle m’accommode du poisson, espérant qu’une arête se plantera dans mon gosier. En prenant l’air sans mes vitres, je risque fort de tourner en rond !
— Pile ce que j’attends de vous, certifié-je.
Je lui raconte que nous appartenons à une compagnie cinématographique européenne, désireuse de réaliser un film en Namibie et que nous souhaiterions explorer le panorama dans un rayon de cent kilomètres autour de Keelmanshop. Son job consiste donc à décrire des cercles concentriques de plus en plus larges au-dessus de la région.
L’ancêtre nous assure que ça va être un jeu d’enfant.
Alors nous girons à faible altitude, dans un boucan d’enfer.
Postés de part et d’autre de l’aéronef (dirait la douairière de Laichemont), Blanc et ma pomme, équipés de jumelles, examinons la contrée avec avidité. Béru qui, manifestement, souffre de problèmes gastro-entériques, se contente de donner la réplique aux pets du pilote, tout heureux de se produire en duo.
Nous matons à nous en désorbiter les lotos, mais en pure perte. Partout, c’est le presque désert, entrecoupé de savanes. Çà et là, des fourrés, des éboulis de roches, d’anciens lits de torrents plus que desséchés. Lunaire, je te l’ai déjà dit à je ne sais combien de pages de là. Et pour l’en ce qui me concerne, cette exploration, je ne la « sens » pas. Un homme aussi aguerri que ma pomme est pourvu d’un flair dû à l’expérience. Mais, excepté les louises du Mammouth, franchement je ne sens rien. L’impression de faire du tourisme dans une contrée qui ne vaut pas le déplacement.
Toujours la même topographie monotone.
— Rentrons ! décidé-je brusquement.
— Sage idée, convient l’octogénaire ; le réservoir est presque vide.
Et il ne le disait pas, le fossile. Un miracle qu’il soit encore vivant avec sa bécane sortie du marché aux puces.
Le soleil baisse sur l’horizon. La nuit monte du sol. Peu à peu, notre vieille planète recommence ses obscures cachotteries. Que branle-t-elle pendant la nuit ? Tu crois que sa partie sombre se repose, comme une pute exténuée par ses passes de la journée ?
Voici Keelmanshop, droit devant nous, déjà emmitouflée d’ombres bleues.
Le Papa bon Dieu pose sa seringue dans une cahoterie brimbalante, comme si au lieu d’une piste en herbe, il disposait d’une terre labourée.
Je l’arrose et nous prenons congé de lui. On gagne à pas harassés le centre de l’agglomération. Pour commencer, nous nous rendons au dispensaire où l’on soigne la chaglatte déchiquetée de Fräulein Gretta. Nous la trouvons endormie. Un Noir en blouse blanche explique qu’on lui a administré un puissant sédatif car elle souffrait le martyre. Le mieux c’est de la laisser récupérer du moule à pafs. Je demande où est la jeune Chinoise qui l’escortait. L’infirmier qui semble la connaître nous dit qu’elle est retournée à l’hôtel de son beauf. Devant mon air d’intense contrariété, il m’explique que c’est l’heure où les mineurs regagnent Keelmanshop ; beaucoup sont sans foyer et passent chez Chian-Li pour tirer un coup. Comme je semble ne pas piger, il m’apprend que le Chinago prostitue sa petite belle-sœur depuis la mort de son épouse et ramasse un fric fou, car Shan-Su est une technicienne émérite, malgré son jeune âge.