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À ce propos, elle en sait autant que nous, Kivivra (Véra), mais guère plus.

Par contre, elle suppositionne intelligemment. Elle a toujours pensé que le pensionnaire européen de Mamie avait un air étrange venu d’ailleurs. Le jugeait peu à sa place chez la voisine. Elle croyait confusément qu’il habitait Keelmanshop pour se planquer ; le créditait de rudes ardoises dans les patelins occidentaux. Parfois, elle subodorait la vérité, envisageant qu’il résidait dans le coin because les mines diamantifères. Ce qui la troublait, c’était de le voir s’encanailler avec des types si peu de sa trempe. À croire qu’il recrutait de futurs hommes de main en vue de quelque jour « J ». Tu te rends compte à quel point elle est fufute, la chérie ?

Je lui verse du vin qu’elle siffle sans démesure, mais tout ce qu’il y a de volontiers.

Lorsqu’elle a appris le vol d’uranium de Crakburn, l’idée qu’il y soit mêlé lui est-elle venue ?

Elle sursaute, « frappée d’une évidence », comme l’écrivait un Immortel décédé l’année dernière. Mais qu’elle n’y avait point songé, tout sottement parce qu’il ne se trouvait plus dans le pays à ce moment-là. Un très léger manque de phosphore, voilà tout. Déjà ses « yeux d’onyx » brillent kif les boutons d’un horse-guard.

Maintenant, j’aperçois nettement la manière dont il a ourdi le détournement de l’uranium. Travail de grand pro qui sait parfaitement qu’une bataille bien préparée est une bataille gagnée.

Alors, moulant un instant la converse, je m’abstrais pour mieux réfléchir. Il en avait sous la coiffe, ce gonzier. Ayant acquis cette certitude, je me tiens le discours ci-dessous. « Antoine, oublie que tu es un grand policier pour te mettre dans la peau de Toutanski. Tu as décidé de t’approprier l’uranium, comment vas-tu t’y prendre pour l’évacuer ? » Réponse de l’interpellé : « Je ne l’emporterai pas car je n’aurais aucune chance d’éviter les fouilles de tous ordres d’une police sur le pied de guerre. Un tel butin obligatoirement véhiculé dans des containers de plomb ne saurait échapper à la vigilance des draupers. »

Ça fait déjà pas mal de fois que je me serine la même antienne. Continuant de m’apostropher avec cette familiarité dont on ne peut user qu’avec soi, je m’assène l’argument final et incontournable : « Conclusion, l’uranium est resté dans la mine, où il a été placardé dans les zones abandonnées. Il dort dans les limbes d’un sol n’ayant plus rien à livrer à la cupidité des hommes. »

Fortifié par cette flamboyante évidence, je reviens à la sérénité de notre repas japonais.

Pendant mon flottement intérieur, Jérémie Blanc a poursuivi la conversation avec notre douce Véra.

Captant mon regard fluctuant, il me déclare :

— Très très intéressant ce que dit madame, hé ?

— Sans aucun doute, coassé-je ; si tu veux bien me le répéter…

— Elle prétend que la vieille cachait des diams dans sa fameuse ceinture. Elle a passé sa vie à soudoyer des gars travaillant à l’extraction des cailloux. Elle avait trouvé un système permettant aux mineurs d’en sortir, malgré les fouilles corporelles dont ils font l’objet.

— Vraiment ?

— Malheureusement, ça ne pouvait jouer qu’avec de tout petits cailloux de moins d’un carat.

— Vas-y, je t’écoute…

— Les gars les enveloppaient de morve et se les carraient dans le pif, de la sorte, le butin échappait aux moyens de détection les plus perfectionnés.

— Simple, conviens-je. Voilà qui justifie l’inspection des cotillons de la Margaret dévergondée. Cette dame a-t-elle également une explication au sujet de la valise que les assassins ont emportée ?

— Elle croit qu’elle contenait des fringues abandonnées par le Polonais.

— Quel intérêt pouvaient-elles présenter ?

— Ils espéraient vraisemblablement dénicher des indices sur l’endroit où Toutanski s’est rendu en abandonnant la Namibie. Mais ce ne sont que suppositions ; hypothèses d’école, comme aiment à le répéter les politiciens.

L’heure du saké étant venue, nous sacrifions (car c’est là un réel sacrifice) à la tradition japonaise, aussi riche en conneries que la nôtre.

Là-dessus, le cousin germain du taulier vient donner un concert de boîtes de conserve vides et de grelots à bretelles, ce qui m’incite à régler l’addition.

24

Son repas achevé (mais peut-on dire qu’une bouffe du Gros s’achève ? Sa vie n’est qu’un interminable repas), Sa Majesté pleine de grâce et de graisse s’intéressa à l’exquise Véra, de telle sorte qu’entre deux rots d’origine japonaise il lui proposa la botte. La maman de l’espiègle Zanzi se montra honorée d’une telle proposition, mais fit valoir à son convoiteur qu’elle se trouvait en période inopportune à un tel projet : l’Infâmure vivante rétorqua qu’il avait toujours considéré les ragnagnas des dames comme de faux prétextes à l’abstinence, et ayant balayé l’objection, partit avec elle et son lutin noir.

Nous convînmes, avant de nous séparer, de nous retrouver chez Mme Kivivra. Ici, les convenances n’obéissent pas aux mêmes règles qu’à Passy, et ramasser un pote en goguette chez une dame, au beau milieu de la nuit, ne perturbe pas les usages.

Le Porcin ricana :

— Si v’croiliez qu’ j’ sais pas où qu’ vous allez, les deux, c’est qu’ vous m’ prendez pour un œuf !

Sur ces mots imparables, il saisit sa conquête à la taille après avoir juché son Noirpiot somnoleur sur ses colossales épaules, et le trio disparut dans une ambiance Grand Meaulnes sud-africain qui vous embuait la rétine.

Nous retrouvâmes la grosse Chrysler devant le dispensaire qui soigne Fräulein Dübitsch.

Notre chauffeur, selon un accord prélavable, avait glissé la clé de contact dans la pochette du pare-soleil, cachette inexpugnable s’il en est, et nous reprîmes le chemin de la mine sous une voûte céleste sans rapport avec celle faisant l’orgueil de la place de la Concorde les soirs d’été.

Le trajet me parut féerique. Des animaux auxquels nous sommes peu habitués détalaient à notre approche. J’avais l’impression de me trouver dans un livre pour enfants, comme il en est quelques-uns dans la bibliothèque de chez nous, où ma sage Félicie conserve ses prix scolaires.

Jérémie pilotait en fredonnant une mélopée de son Sénégal natal. Cette terre d’Afrique, sous le ciel immense, lui apportait une émotion particulière. Certes, elle ne ressemblait pas exactement à son bled, mais elle appartenait au prodigieux continent africain, berceau de l’humanité.

Nous roulâmes à assez vive allure sur cette route-piste tellement déserte que j’en éprouvais un confus sentiment de malaise. Il existe un phénomène d’habitude qui fait que, plus tu pratiques un itinéraire, plus il te semble court.

Parvenus à destination, nous nous approchâmes au plus serré des galeries abandonnées et entreprîmes de dresser un catalogue raisonné des richesses dont nous étions munis.

Ce qui me bottait particulièrement, quand ma grand-mère me lisait Robinson Crusoé, c’était l’inventaire que le héros établissait après le naufrage. Les outils, planches, clous, grillages, volailles, sacs de farine, barils de poudre, armes, produits pharmaceutiques arrachés à l’épave d’un bateau dont tous les passagers — hormis lui — avaient péri, me portaient à l’imagination. Petit chiard que j’étais, je jouissais de cette obole, me disant qu’il ne pouvait exister de meilleur sort que de se retrouver seul sur une île avec de quoi bâtir un univers enfin purgé de la racaille humaine.