L'avance progressa. On ne sait comment, le sommeil gagnant les plus méritants, il ne resta plus à trois heures du matin, accoudés à une même table couverte de verres et de cendriers, que Juliette, Sophia et ceux de la baraque pourrie. Mathias se retrouvait assis à côté de Juliette et Marc pensa qu'il l'avait fait avec discrétion mais exprès. Quel crétin. Il était certain que Juliette troublait, même avec ses cinq ans de plus qu'eux – Vandoosler s'était renseigné sur son âge et avait fait passer l'information. Peau blanche, bras pleins, robe assez serrée, visage rond, cheveux longs et clairs, et son rire surtout. Mais elle n'essayait de séduire personne, autant le dire tout de suite. Elle paraissait tout à fait accommodée de sa solitude bis-trotière, ainsi qu'elle avait dit tout à l'heure. Mais c'était Mathias qui déraillait. Pas beaucoup, mais un petit peu tout de même. Quand on est dans la merde, ce n'est pas très malin de désirer la première voisine venue, aussi agréable soit-elle. C'était un truc à se compliquer la vie alors que ce n'est pas le moment. Et puis ça tire à conséquence, Marc en savait quelque chose. Enfin, peut-être se trompait-il. Mathias avait le droit d'être troublé sans que ça tire à conséquence.
Juliette, qui ne remarquait pas l'immobilité attentive de Mathias, racontait des histoires, celle du client qui mangeait ses chips à la fourchette, ou du type du mardi qui se regardait dans un miroir de poche pendant tout le déjeuner, par exemple. À trois heures du matin, on est indulgent pour les histoires, pour celles qu'on entend comme pour celles qu'on raconte. On laissa donc Vandoosler le Vieux détailler quelques épisodes criminels. Il racontait à voix lente et persuasive. Ça berçait bien. Lucien perdait ses doutes sur les offensives à contrer en provenance des fronts Ouest et Est. Mathias alla chercher de l'eau et se rassit n'importe où, pas même dans l'axe de Juliette. Cela surprit Marc qui n'avait pas l'habitude de se tromper sur les' troubles, même légers, même passagers. Mathias n'était donc pas lisible comme tout le monde. Peut-être était-il crypté. Juliette dit quelque chose à l'oreille de Sophia. Sophia secoua la tête. Juliette insista. On n'entendait rien, mais Mathias dit:
– Si Sophia Siméonidis ne veut pas chanter, il ne faut pas la forcer.
Juliette fut surprise et, du coup, Sophia changea d'avis. Il se passa donc un moment rare où, devant quatre hommes enfermés dans un tonneau à trois heures du matin, Sophia Siméonidis chanta, en secret, accompagnée au piano par Juliette qui avait un petit talent mais qui s'était surtout, de toute évidence, habituée à jouer pour elle. Sans doute Sophia, certains soirs après la fermeture, donnait-elle ces récitals cachés, loin de la scène, pour elle seule et son amie.
Après un moment rare, on ne sait jamais quoi dire, au juste. La fatigue tombait sur les reins des creuseurs de tranchée. On se leva, on mit les vestes. On ferma le restaurant et tout le monde marcha dans la même direction. Ce n'est qu'une fois devant sa maison que Juliette dit qu'un serveur lui avait fait faux bond l'avant-veille. Il l'avait quittée sans prévenir. Juliette hésitait en poursuivant ses phrases. Elle comptait passer une annonce demain, mais, comme il semblait que, comme elle avait entendu dire que…
– Qu'on était dans la merde, compléta Marc.
– C'est cela, oui, dit Juliette, dont le visage s'anima d'avoir passé la plus grosse difficulté. Alors, ce soir, quand j'étais au piano, j'ai pensé qu'après tout, travail pour travail, la place pourrait intéresser l'un de vous. Quand on a fait des études, une place de serveur n'est peut-être pas le rêve, mais en attendant…
– Comment savez-vous qu'on a fait des études? demanda Marc.
– C'est très facile à reconnaître quand on n'en a pas fait soi-même, dit Juliette en riant dans la nuit.
Il ne sut pourquoi, Marc se sentit gêné. Pisté, déchiffrable, un peu vexé.
– Mais le piano? dit-il.
– Le piano, c'est autre chose, dit Juliette. Mon grand-père était fermier et mélomane. Il s'y connaissait à merveille en betteraves, en lin, en blé, en musique, en seigle et en pommes de terre. Il m'a forcée pendant quinze ans à suivre des cours de musique. Une idée fixe chez lui… Quand je suis venue à Paris, j'ai fait des ménages et c'en a été fini du piano. C'est bien plus tard que j'ai pu reprendre, quand, à sa mort, il m'a laissé un gros capital. Grand-père avait beaucoup d'hectares et d'idées fixes. Il avait mis une condition impérative pour que je touche son héritage: il exigeait que je reprenne le piano… Bien sûr, continua Juliette en riant, le notaire m'a dit que la condition n'était pas valable. Mais j'ai voulu respecter l'idée fixe du grand-père. J'ai acheté la maison, le restaurant, et un piano. Et voilà.
– C'est pour ça qu'il y a souvent des betteraves au menu? demanda Marc en souriant.
– C'est cela, dit Juliette. Des gammes de betteraves.
Cinq minutes après, Mathias était embauché. Il souriait, écrasant ses mains l'une contre l'autre. Plus tard, en montant l'escalier, Mathias demanda à Marc pourquoi il avait menti en disant qu'il ne pouvait pas prendre la place, qu'il avait quelque chose en vue.
– Parce que c'est vrai, dit Marc.
– C'est faux. Tu n'as rien en vue. Pourquoi tu n'as pas pris la place?
– C'est le premier qui voit qui prend, dit Marc.
– Qui voit quoi?… Bon Dieu, où est Lucien? dit-il brusquement.
– Merde, je crois qu'on l'a laissé en bas. Lucien, qui avait bu l'équivalent de vingt gobelets
en carton, n'avait pas pu passer l'étape des premières marches et dormait sur la cinquième. Marc et Mathias l'attrapèrent chacun par un bras.
Vandoosler, en parfaite forme, avait raccompagné Sophia jusqu'à sa porte et entrait.
– Jolie toile, commenta-t-il. Les trois évangélîstes agrippés les uns aux autres et abordant l'impossible ascension.
– Bon sang, dit Mathias en soulevant Lucien, pourquoi l'a-t-on installé au troisième étage?
– On ne pouvait pas deviner qu'il pouvait boire comme un trou, dit Marc. Et souviens-toi qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement. L'ordre chronologique d'abord: au rez-de-chaussée, inconnu, mystère originel, merdier général, foutoir en combustion, bref, les pièces communes. Au premier étage, légère émergence du chaos, balbutiements médiocres, l'homme nu se redresse en silence, bref, toi, Mathias. Montant plus avant l'échelle du temps…
– Qu'est-ce qu'il a à brailler comme ça? demanda Vandoosler le Vieux.
– Il déclame, dit Mathias. C'est tout de même son droit. Il n'y a pas d'heure pour les orateurs.
– Montant plus avant l'échelle du temps, continua Marc, bondissant par-dessus l'Antiquité, abordant de plain-pied le glorieux deuxième millénaire, les contrastes, les audaces et les peines médiévales, bref, moi, au deuxième étage. Ensuite, au-dessus, la dégradation, la décadence, le contemporain. Bref, lui, continua Marc en secouant Lucien par le bras. Lui, au troisième étage, fermant de la honteuse Grande Guerre la stratigraphie de l'Histoire et celle de l'escalier. Plus haut encore, le parrain, qui continue de déglinguer les temps actuels à sa manière bien particulière.
Marc s'arrêta et soupira.
– Tu comprends, Mathias, même si c'est plus pratique de loger ce type au premier, on ne peut quand même pas se permettre de bouleverser la chronologie, de renverser la stratigraphie de l'escalier. L'échelle du temps, Mathias, c'est tout ce qu'il nous reste! On ne peut pas massacrer cette cage d'escalier qui demeure la seule chose qu'on ait mise dans le bon ordre. La seule, Mathias, mon vieux! On ne peut pas la saccager.