– De quand date son mariage avec Pierre? demanda Marc.
– Longtemps… Quinze ans, vingt ans… dit Juliette. Franchement, un type qui voudrait se venger vingt ans plus tard, ça me paraît invraisemblable. On a quand même autre chose à faire dans la vie que de mâchonner ses déceptions. Vous vous rendez compte? Si tous les largués du monde mâchonnaient leur truc pour se venger, la terre serait un vrai champ de bataille. Un désert… Pas vrai?
– Il arrive qu'on puisse penser à quelqu'un longtemps après, dit Vandoosler.
– Qu'on tue quelqu'un sur le coup, je suis d'accord, dit Juliette sans entendre, ce sont des trucs qui arrivent. Un coup de sang. Mais s'énerver vingt ans plus tard, là je ne marche pas. Mais Sophia a l'air de croire à ce genre de réaction. Ça doit être grec, je n'en sais rien. Si je le raconte, c'est parce que Sophia y attache de l'importance. J'ai idée qu'elle s'en veut un peu d'avoir abandonné son camarade grec, et comme Pierre l'avait déçue, c'était peut-être sa manière de se souvenir de Stelyos. Elle disait en avoir peur, mais je crois qu'elle aimait bien penser à Stelyos.
– Déçue par Pierre? demanda Mathias.
– Oui, dit Juliette. Pierre ne fait plus attention à rien, enfin plus à elle. Il lui parle, sans plus. Il converse, comme dit Sophia, et il lit ses journaux pendant des heures sans lever le nez quand elle passe. Il paraît que ça lui prend dès le matin. Je lui ai bien dit que c'était normal, mais elle, elle trouve ça triste.
– Et alors? dit Lucien. Et alors? Si elle est partie en promenade avec son copain grec, ça ne nous regarde pas!
– Mais il y a l'émincé aux champignons, reprit Juliette, butée. Elle m'aurait avertie. De toute façon, j'aimerais mieux savoir. Ça me rassurerait.
– Ce n'est pas tellement l'émincé, dit Marc. C'est l'arbre. Je ne sais pas si on peut rester inactifs devant une femme qui disparaît sans prévenir, un mari indifférent et un arbre dans le jardin. Ça fait beaucoup. Qu'en penses-tu, commissaire?
Armand Vandoosler leva sa belle gueule. Il avait sa tête de flic. Le regard concentré qui semblait lui rentrer sous les sourcils, le nez qui paraissait plus puissant, offensif. Marc connaissait. Le parrain avait un visage si mobile qu'il pouvait déchiffrer les différents registres de ses pensées. Dans les tons graves, ses jumeaux et la femme envolés on ne sait où, dans les tons moyens, une enquête flicardière, dans les tons aigus, une fille à séduire. Pour simplifier. Parfois tout se mélangeait et ça devenait plus compliqué.
– Je suis inquiet, dit Vandoosler. Mais je ne peux pas faire grand-chose tout seul. Pour ce que j'en ai vu l'autre soir, Pierre Relivaux ne parlera pas devant le premier vieux flic pourri venu. Sûrement pas. C'est un homme à ne plier que devant l'officiel. Pourtant, il faudrait savoir.
– Quoi? dit Marc.
– Savoir si Sophia a donné un motif à son mari pour son départ, et si oui, lequel, et savoir s'il y a quelque chose sous l'arbre.
– Ça ne va pas recommencer! cria Lucien. Il n'y a rien sous ce foutu arbre! Que des pipes en terre du XVIIIe siècle! Et cassées en plus.
– Il n'y avait rien sous l'arbre, précisa Vandoosler. Mais… aujourd'hui?
Juliette les regardait tour à tour sans comprendre.
– Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire d'arbre? demanda-t-elle.
– Le jeune hêtre, dit Marc avec impatience. Près du mur du fond, dans son jardin. Elle nous avait demandé de creuser dessous.
– Le hêtre? Le petit nouveau? dit Juliette. Mais Pierre m'a dit lui-même qu'il l'avait fait planter pour masquer le mur!
– Tiens, dit Vandoosler, ce n'est pas ce qu'il avait dit à Sophia.
– Quel intérêt aurait un type à planter un arbre la nuit sans le dire à sa femme? À l'affoler pour rien? C'est de la perversité imbécile, dit Marc.
Vandoosler se retourna vers Juliette.
– Sophia n'a rien dit d'autre? À propos de Pierre? Rivale en vue?
– Elle n'en sait rien, dit Juliette. Pierre s'absente parfois longtemps le samedi ou le dimanche. Pour s'aérer. Les histoires d'aération, personne n'y croit trop. Alors elle se pose la question, comme tout le monde. Moi par exemple, voilà une question qui ne me tracasse pas. Eh bien, mine de rien, c'est un avantage.
Elle rit. Mathias la fixait, toujours immobile.
– Il faut savoir, dit Vandoosler. Je vais tâcher de me débrouiller du mari, d'arranger une entrevue. Toi, Saint Luc, tu fais cours demain?
– Il s'appelle Lucien, murmura Mathias.
– Demain, c'est samedi, dit Lucien. C'est congé pour les saints, les soldats en permission et une partie du reste du monde.
– Toi et Marc, vous filerez Pierre Relivaux. C'est un homme occupé et prudent. Si maîtresse il y a, il lui aura attribué classiquement la case samedi-dimanche. Vous avez déjà filé quelqu'un? Vous savez comment faire? Non, bien sûr. Sortis de vos filatures historiques, vous n'êtes bons à rien. Pourtant, trois chercheurs du Temps, capables de lancer des filets pour remonter un passé insaisissable, devraient être aptes à traquer l'actuel. À moins que ça ne vous dégoûte, l'actuel?
Lucien fit la moue.
– Et Sophia? dit Vandoosler. Vous vous en foutez? – Évidemment non, dit Marc.
– Bien. Saint Luc et Saint Marc, vous prenez Reli-vaux en chasse tout le week-end. Sans le lâcher une minute. Saint Matthieu travaille, qu'il reste dans son tonneau avec Juliette. Oreilles ouvertes, on ne sait jamais. Quant à l'arbre…
– Quoi faire? dit Marc. On ne peut tout de même pas refaire le coup des ouvriers de la ville. Mais tu ne penses pas vraiment que…
– Tout est possible, dit Vandoosler. Pour l'arbre, il va falloir y aller carrément. Leguennec fera l'affaire. C'est un résistant.
– Qui est Leguennec? demanda Juliette.
– Un type avec qui j'ai fait des parties de cartes formidables, dit Vandoosler. On avait inventé un jeu inouï qui s'appelait «la baleinière». Formidable. Il en connaissait un rayon sur la mer, il avait été pêcheur dans sa jeunesse. Pêche hauturière, la mer d'Irlande, tout ça. Formidable.
– Et qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse de ton joueur de cartes des mers d'Irlande? dit Marc.
– Ce pêcheur joueur de cartes est devenu flic.
– Dans ton genre? demanda Marc. Coulant ou liquide?
– Ni l'un ni l'autre. La preuve, il est toujours flic. Aujourd'hui, il est même inspecteur en chef au commissariat du 13e arrondissement. Il a été un des rares à tenter de me défendre quand on m'a cassé. Mais je ne peux pas le prévenir moi-même, ça le mettrait dans une position fâcheuse. Le nom de Vandoosler est resté un peu trop célèbre dans le coin. Saint Matthieu s'en chargera.
– Et sous quel prétexte? dit Mathias. Qu'est-ce que je vais lui dire à ce Leguennec? Qu'une dame n'est pas rentrée chez elle et que son mari n'est pas inquiet? Jusqu'à nouvel ordre, tout adulte est libre d'aller où il veut sans que la police s'en mêle, merde.
– Le prétexte? Rien de plus simple. Il me semble que, il y a une quinzaine, trois types sont venus creuser dans le jardin de la dame en se faisant passer pour des municipaux. Supercherie. Voilà un excellent prétexte. Tu lui fournis les autres éléments et Leguennec comprendra à demi-mot. Il rappliquera.
– Merci, dit Lucien. Le commissaire nous encourage à aller creuser et puis le commissaire nous met les flics au cul. C'est parfait.
– Réfléchis, Saint Luc. Je vous mets Leguennec au cul, c'est un peu différent. Mathias n'aura pas à dire les noms des piocheurs.
– Il les trouvera, ce Leguennec, s'il est si fort!
– Je n'ai pas dit qu'il était fort, j'ai dit qu'il était résistant. Il trouvera en effet les noms parce que je les lui dirai moi-même, mais plus tard. Si c'est nécessaire. Je te dirai quand intervenir, Saint Matthieu. En attendant, je crois que Juliette est fatiguée.