– C'est un quoi? demanda Marc pour être aimable. Je veux dire, l'enfant?
– C'est un garçon, dit la jeune femme. Il a cinq ans.
Marc et Lucien hochèrent la tête avec gravité.
La jeune femme défit l'écharpe qu'elle avait enroulée autour de sa tête, secoua ses cheveux, posa: l'écharpe mouillée sur le dos de sa chaise et leva les yeux pour regarder où elle était tombée. En fait, tout le monde s'étudia. Mais il fallut peu de temps aux trois évangélistes pour comprendre que le visage de leur réfugiée était assez subtil pour damner un saint. Ce n'était pas une beauté qui s'annonce comme telle, d'emblée. Elle devait avoir quelque trente ans. Le visage clair, les lèvres d'enfant, la ligne du maxillaire très dégagée, les cheveux épais, noirs, coupés court sur la nuque, tout cela donnait envie à Marc de prendre ce visage. Marc aimait les corps étirés et presque trop fins. Il ne pouvait pas se rendre compte si le regard défiait, aventureux, rapide, ou bien s'il se cachait, tremblé, ombré, timide.
La fille restait tendue, jetant de fréquents coups d'œil à son garçon endormi. Elle souriait un peu. Elle ne savait pas par où commencer et s'il fallait commencer. Les noms? Si on commençait par les noms? Marc présenta tout le monde. Il ajouta que son oncle, ancien policier, dormait au quatrième étage. Ce fut un détail un peu lourd mais utile. La jeune femme parut plus rassurée. Même, elle se leva et se chauffa au feu. Elle portait un pantalon de toile assez serré le long des cuisses et des hanches étroites et une chemise trop vaste. Pas du tout féminine à la manière de Juliette dans ses robes aux épaules dégagées. Mais il y avait ce beau petit visage clair au-dessus de la chemise.
– Ne vous croyez pas obligée de dire votre nom, dit Marc. C'est juste parce qu'il pleuvait. Alors… avec le petit, on a pensé… Enfin… on a pensé.
– Merci, dit la jeune femme. C'est gentil d'avoir pensé, je ne savais plus quoi décider. Mais je peux dire mon nom, Alexandra Haufman.
– Allemande? demanda brusquement Lucien.
– Moitié, dit-elle, un peu surprise. Mon père est allemand mais ma mère est grecque. On m'appelle Lex, souvent.
Lucien émit un petit bruit satisfait.
– Grecque? reprit Marc. Votre mère est grecque?
– Oui, dit Alexandra. Mais… qu'est-ce que ça peut faire? C'est si curieux que ça? Dans la famille, on s'exporte beaucoup. Moi, je suis née en France. On vit à Lyon.
Dans cette baraque, il n'y avait pas d'étage prévu pour l'Antiquité, qu'elle fût grecque ou romaine. Mais forcément, tout le monde repensa à Sophia Siméoni-dis. Une jeune femme demi-grecque assise pendant des heures devant la maison de Sophia. Aux cheveux très noirs et aux yeux très sombres, comme elle. A la voix harmonieuse et grave, comme elle. Aux poignets fragiles, aux mains longues et légères, comme elle. À ceci près qu'Alexandra avait les ongles courts, presque rongés.
– Vous attendiez Sophia Siméonidis? demanda Marc.
– Comment le savez-vous? demanda Alexandra. Vous la connaissez?
– On est voisins, fit remarquer Mathias.
– C'est vrai, je suis idiote, dit-elle. Mais tante Sophia n'a jamais parlé de vous dans ses lettres à ma mère. Il faut dire qu'elle n'écrit pas très souvent.
– Nous sommes des nouveaux, dit Marc.
La jeune femme eut l'air de comprendre. Elle regarda autour d'elle.
– Alors en fait, c'est vous qui avez pris la maison abandonnée? La baraque pourrie?
– Tout juste, dit Marc.
– Ce n'est pas très pourri ici. Un peu dénudé peut-être… monacal presque.
– On y a beaucoup travaillé, dit Marc. Mais ce n'est pas intéressant. Vous êtes vraiment la nièce de Sophia?
– Vraiment, dit Alexandra, C'est la sœur de ma mère. Ça n'a pas l'air de vous faire plaisir. Vous n'aimez pas tante Sophia?
– Si, beaucoup même, dit Marc.
– Tant mieux. Je l'ai appelée quand j'ai décidé de venir à Paris et elle a proposé de me prendre chez elle avec le petit jusqu'à ce que je trouve un nouveau travail.
– Vous n'en aviez plus à Lyon?
– Si, mais je l'avais quitté.
– Ça ne vous plaisait pas?
– Si, c'était un bon travail.
– Vous n'aimiez pas Lyon? -Si.
– Alors, intervint Lucien, pourquoi venir vous installer ici?
La jeune femme resta un moment silencieuse, serrant ses lèvres, tâchant de comprimer quelque chose. Elle croisa les bras, serrés aussi.
– Je crois que c'était un peu triste, là-bas, dit-elle. Mathias se mit aussitôt à couper de nouvelles tranches de pain. Finalement, ça se laisse manger. Il en proposa une à Alexandra, avec de la confiture. Elle sourit, accepta et tendit la main. Il lui fallut lever le visage à nouveau. Il y avait des larmes indiscutables dans ses yeux. Elle réussissait, en contractant son visage, à ce que les larmes restent dans les yeux sans filer sur les joues. Mais du coup, ses lèvres tremblaient. C'est l'un, ou c'est l'autre.
– Je ne comprends pas, reprit Alexandra en mangeant sa tartine. Tante Sophia avait tout organisé depuis deux mois. Elle avait inscrit le petit à l'école du quartier. Tout était prêt. Elle m'attendait aujourd'hui et devait venir me chercher à la gare pour m'aider avec le petit et les bagages. Je l'ai attendue longtemps Puis j'ai pensé qu'après dix ans, elle ne m'avait peut-être pas reconnue, qu'on s'était ratées sur le quai. Alors Je suis venue jusqu'ici. Mais il n'y a personne. Je ne comprends pas. J'ai attendu encore. Ils sont peut-être au cinéma. Mais ça me fait drôle. Sophia ne m'aurait pas oubliée.
Alexandra essuya rapidement ses yeux et regarda Mathias. Mathias prépara une seconde tartine. Elle n'avait pas dîné.
– Où sont vos bagages? demanda Marc.
– Je les ai laissés près du muret. Mais n'allez pas les chercher! Je vais prendre un taxi, trouver un hôtel et j'appellerai tante Sophia demain. Il a dû se produire un malentendu.
– Je ne crois pas que ce soit la meilleure solution, dit Marc.
Il regarda les deux autres. Mathias baissait la tête et regardait la planche à pain. Lucien se défilait en tournant dans la pièce.
– Écoutez, dit Marc, Sophia a disparu depuis douze jours. On ne l'a plus vue depuis le jeudi 20 mai.
La jeune femme se raidit sur sa chaise et dévisagea les trois hommes.
– Disparue? murmura-t-elle. Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire?
Les larmes revinrent dans les yeux un peu tombants, timides et aventureux. Elle avait dit qu'elle était un peu triste. Peut-être. Mais Marc aurait parié pour beaucoup plus que ça. Elle devait compter sur sa tante pour fuir Lyon, fuir le lieu d'un désastre. Il connaissait ce réflexe. Et voilà qu'au bout du voyage, Sophia n'était pas là.
Marc s'assit à côté d'elle. Il cherchait ses mots pour raconter la disparition de Sophia, le rendez-vous étoile à Lyon, le départ présumé avec Stelyos. Lucien passa derrière lui et, lentement, récupéra sa cravate sans que Marc semble s'en apercevoir. Muette, Alexandra écoutait Marc. Lucien renoua sa cravate et tenta d'atténuer les choses en disant que Pierre Relivaux n'était pas un type formidable. Mathias bougeait son grand corps, remettait du bois dans le feu, traversait la pièce, remontait le duvet sur l'enfant. C'était un bel enfant, aux cheveux bien noirs comme sa mère, sauf qu'ils étaient bouclés. Les cils, pareil. Mais les enfants sont tous jolis quand ils dorment. Il faudrait attendre le matin pour savoir. Si la mère restait, bien sûr.
Alexandra, les lèvres fermées, hostile, secouait la tête.
– Non, dit-elle. Non. Tante Sophia n'aurait pas fait ça. Elle m'aurait prévenue.
Et voilà, pensa Lucien, c'est comme Juliette. Pourquoi les gens sont-ils si certains d'être inoubliables? – II doit y avoir autre chose. Il a dû lui arriver quelque chose, dit Alexandra à voix basse.