– Non, dit Lucien en distribuant des verres. On s'est donné du mal. On a même cherché sous l'arbre.
– Crétin, siffla Marc entre ses dents.
– Sous l'arbre? dit Alexandra. Cherché sous l'arbre?
– Ce n'est rien, dit Marc. Il déraille.
– Je ne crois pas qu'il déraille, dit Alexandra. Qu'est-ce que c'est? C'est ma tante, j'ai besoin de savoir!
À voix hachée, ravalant son exaspération contre Lucien, Marc raconta les épisodes de l'arbre. – Et vous en avez tous conclu que tante Sophia s'amusait quelque part avec Stelyos? dit Alexandra.
– Oui. Enfin presque, dit Marc. Je crois que le parrain – c'est mon oncle – n'est pas tout à fait d'accord. Moi, l'arbre me gêne toujours. Mais Sophia doit être partie quelque part. C'est sûr.
– Et moi, dit Alexandra, en frappant sur la table, je vous dis que c'est impossible. Même de Délos, tante Sophia m'aurait appelée pour m'avertir. On pouvait compter sur elle. En plus, elle aimait Pierre. Il lui est arrivé quelque chose! C'est certain! Vous ne me croyez pas? Les flics me croiront, eux! Il faut que j'aille voir les flics!
– Demain, dit Marc ébranlé. Vandoosler fera venir l'inspecteur Leguennec et vous témoignerez si vous voulez. Il reprendra même l'enquête si le parrain le demande. Je crois que le parrain s'arrange un peu comme il veut avec ce Leguennec. Ce sont de vieux copains de parties de cartes de baleinières en mer d'Irlande. Mais il faut que vous compreniez que Pierre Relivaux n'était pas si marrant que ça avec Sophia. Et il n'a pas fait de déclaration de disparition et il n'entend pas en faire. C'est son droit de laisser sa femme libre de ses mouvements. Les flics ne peuvent pas agir.
– On ne peut pas les appeler maintenant? Moi, je la déclarerai comme disparue.
– Vous n'êtes pas son mari. Et il est presque deux heures maintenant, dit Marc. Il faut attendre.
Ils entendirent Mathias, qui avait à nouveau disparu, descendre l'escalier à pas lents.
– Excuse-moi, Lucien, dit-il en ouvrant la porte, j'ai emprunté la fenêtre de ton étage. La mienne n'est pas assez haute.
– Quand on choisit des périodes basses, dit Lucien, faut pas se plaindre après de ne rien voir.
– Relivaux est rentré, continua Mathias sans prêter attention à Lucien. Il a allumé, circulé dans sa cuisine et il vient de se coucher.
– J'y vais, dit Alexandra en se levant d'un bond. Elle souleva avec précaution le petit garçon, cala sa
tête sur son épaule, cheveux noirs contre cheveux noirs, attrapa d'une main son écharpe, son blouson. Mathias lui barra la porte.
– Non, dit-il.
Alexandra n'eut pas vraiment peur. Mais ça y ressemblait. Et elle ne comprenait pas.
– Je vous remercie tous les trois, dit-elle avec fermeté. Vous m'avez rendu un grand service, mais puisqu'il est rentré, je vais aller chez mon oncle à présent.
– Non, répéta Mathias, Je n'essaie pas de vous retenir ici. Si vous préférez dormir ailleurs, je vous accompagne jusqu'à un hôtel. Mais vous n'irez pas chez votre oncle.
Mathias bloquait toute la porte, pesamment. Il jeta un regard à Marc et Lucien par-dessus l'épaule d'Alexandra, plus pour imposer sa volonté que quêter leur approbation.
Butée, Alexandra faisait face à Mathias.
– Je suis navré, dit Mathias. Mais Sophia a disparu. Je ne vous laisserai pas y aller.
– Pourquoi? dit Alexandra. Qu'est-ce que vous me cachez? Tante Sophia est là-bas? Vous ne voulez pas que je la voie? Vous m'avez menti?
Mathias secoua la tête.
– Non. C'est la vérité, dit-il lentement. Elle a disparu. On peut penser qu'elle est avec ce Stelyos: On peut penser comme vous qu'il lui est arrivé quelque chose. Moi, je pense qu'on a assassiné Sophia. Et jusqu'à ce qu'on sache qui, je ne vous laisserai pas aller chez lui. Ni vous, ni le petit.
Mathias restait planté devant la porte. Son regard ne lâchait pas la jeune femme.
– Il sera mieux ici qu'à l'hôtel, je crois, dit Mathias. Donnez-le-moi.
Mathias tendit ses deux grands bras et, sans un mot, Alexandra posa sur eux le petit garçon. Marc et Lucien restaient silencieux, digérant le tranquille coup d'État de Mathias. Mathias libéra la porte, reposa l'enfant sur le lit et replaça sur lui le duvet.
– Il a bon sommeil, dit Mathias en souriant. Com-ment s'appelle-t-il?
– Cyrille, dit Alexandra.
Sa voix était défaite. Sophia, assassinée. Mais qu'est-ce qu'il en savait, ce grand type? Et pourquoi! le laissait-elle faire?
– Vous êtes sûr de ce que vous dites? Pour tante Sophia?
– Non, dit Mathias. Mais je préfère être prudent. Lucien poussa soudainement un gros soupir.
– Je crois qu'il vaut mieux s'en remettre à la sagesse millénaire de Mathias, dit-il. Sa vivacité ani-, maie remonte aux dernières glaciations. Il s'y connaît en dangers de la steppe et en bêtes sauvages de tous ordres. Oui, je crois qu'il vaut mieux vous confier à la protection de ce blond primitif à l'instinct sommaire mais somme toute utile.
– Vrai, dit Marc, encore saisi par le choc que lui avaient donné les soupçons de Mathias. Voulez-vous} habiter ici jusqu'à ce que les choses s'éclaircissent? Au rez-de-chaussée, il y a une pièce attenante où on peut vous installer une chambre. Elle ne sera pas très chaude; un peu… monacale, comme vous dites. C'est drôle, votre tante Sophia appelle cette grande pièce le
«réfectoire des moines». On ne vous dérangera pas, nous avons chacun notre étage. Nous ne nous retrouvons en bas que pour parler, crier, manger, ou faire du feu pour éloigner les bêtes sauvages. Vous pourriez dire à votre oncle que, vu les circonstances, vous ne voulez pas le déranger. Ici, quoi qu'il se passe, il y a toujours quelqu'un. Que décidez-vous?
Alexandra en avait appris assez en une soirée pour se sentir épuisée. Elle considéra à nouveau les visages de ces trois hommes, réfléchit un temps, regarda Cyrille endormi et eut un frisson.
– D'accord, dit-elle. Je vous remercie.
– Lucien, va chercher les bagages qui sont restés dehors, dit Marc, et toi, Mathias, aide-moi à passer le lit du petit dans l'autre pièce.
Ils déménagèrent le divan et montèrent au deuxième chercher un lit supplémentaire que Marc gardait d'un passé meilleur, une lampe et un tapis que Lucien consentit à prêter.
– C'est bien parce qu'elle est triste, dit Lucien,en roulant son tapis.
Une fois la chambre à peu près installée, Marc changea la clef de côté sur la porte, pour que Alexandra Haufman puisse s'enfermer si elle le souhaitait. Il le fit habilement, sans commentaire. Toujours l'élégance discrète du seigneur fauché, pensa Lucien. Il faudra songer à lui acheter une bague avec un sceau, pour qu'il puisse fermer ses courriers à la cire rouge. Ça lui plaira sûrement beaucoup.
17
L'inspecteur Leguennec arriva quinze minutes après l'appel matinal de Vandoosler. Il eut un court conciliabule avec son ancien patron avant de demander un entretien avec la jeune femme. Marc sortit de la grande pièce et en retira son parrain de force, afin de laisser Alexandra tranquille avec le petit inspecteur.
Vandoosler déambula dans le jardin avec son filleul.
– Sans son arrivée, je crois que j'aurais laissé tomber. Que penses-tu de cette fille? demanda Vandoosler.
– Parle plus bas, dit Marc. Le petit Cyrille joue dans le jardin. Elle n'est pas conne et jolie comme un rêve. Tu t'en es rendu compte, je suppose.
– Bien entendu, dit Vandoosler agacé. Ça crève les yeux. Mais ensuite?
– C'est difficile de juger du reste en si peu de temps, dit Marc.
– Tu disais toujours que cinq minutes te suffisaient pour voir.
– Eh bien, c'est un peu faux. Quand les gens s'appuient une histoire triste, ça empêche de bien voir. Et en ce qui la concerne, si tu veux mon avis, ça a dû claquer fort. Alors ça brouille la vue, comme dans une chute d'eau, une cascade de flotte et de désillusions. Je connais le coup de la cascade.