– Tu as posé des questions là-dessus?
– Je t'ai demandé de parler tout bas, bon Dieu. Non, je n'ai rien demandé. Ça ne se fait pas, figure-toi. Je devine, je suppute, je compare. Ce n'est pas trop sorcier.
– Tu crois qu'elle s'est fait jeter?
– Tu ferais mieux de la boucler là-dessus, dit Marc. Le parrain serra les lèvres et tapa dans un caillou.
– C'était mon caillou, dit Marc sèchement. Je l'avais posé là jeudi dernier. Tu pourrais demander avant de prendre.
Vandoosler tapa dans le caillou pendant quelques minutes. Puis la pierre se perdit dans l'herbe haute.
– C'est malin, dit Marc. Tu crois que ça se trouve sous le pas d'un cheval?
– Continue, dit Vandoosler.
– Donc la cascade. Ajoute à ça la disparition de sa tante. Ça fait beaucoup. J'ai l'impression que la fille est loyale. Douce, vraie, fragile, beaucoup de trucs délicats à ne pas casser, comme sa nuque. Et pourtant emportée et susceptible. Pour un oui pour un non, elle tend le maxillaire en avant. Non, ce n'est pas vraiment ça. Alors disons des pensées nuancées dans un tempérament entier. Ou le contraire, des pensées entières dans un tempérament nuancé. Merde, je n'en sais rien, on s'en fout. Mais dans l'affaire de sa tante, elle ira jusqu'au bout, tu peux en être certain. Ceci dit, raconte-t-elle toute la vérité? Je n'en sais rien non plus. Que va faire Leguennec? Je veux dire, qu'est-ce que vous allez faire tous les deux?
– En finir avec la discrétion. De toute façon, comme tu le dis, cette fille va remuer ciel et terre. Alors, autant y aller. Ouvrir l'enquête sous n'mporte quel prétexte. Tout cela est trop larvé, ça va nous échapper. Il faut tirer les premiers, je pense. Mais impossible de vérifier l'histoire du rendez-vous de l'étoile à Lyon, le mari ne se souvient pas du nom de l'hôtel indiqué sur la carte. Ni même d'où la carte a été postée. Une passoire, ce type. Ou bien il le fait exprès et la carte n'a jamais existé. Leguennec a fait appeler les hôtels de Lyon. Ils n'ont eu personne sous ce nom-là.
– Est-ce que tu penses comme Mathias? Que Sophia a été tuée?
– Doucement, mon garçon. Saint Matthieu s'avance un peu vite.
– Mathias peut être rapide quand c'est nécessaire. Les chasseurs-cueilleurs sont comme ça, parfois. Et pourquoi un assassinat? Pourquoi pas un accident?
– Accident? Non. On aurait retrouvé le corps depuis longtemps.
– Alors, c'est possible? Meurtre?
– C'est ce que pense Leguennec. Sophia Siméonidis est réellement très riche. Son mari en revanche est à la merci d'une fluctuation politique et d'un retour à un poste subalterne. Mais il n'y a pas de cadavre, Marc. Pas de cadavre, pas de meurtre.
Quand Leguennec sortit, il eut un nouveau conciliabule avec Vandoosler. Il hocha la tête et s'en alla, tout petit et très résolu.
– Qu'est-ce qu'il va faire? demanda Marc.
– Ouvrir l'enquête. Jouer aux cartes avec moi. Travailler Pierre Relivaux. Et ce n'est pas marrant d'être travaillé par Leguennec, crois-moi. Sa patience est infatigable. J'ai été sur un chalutier avec lui, je sais de quoi je parle.
La nouvelle tomba le surlendemain en un coup brutal. Leguennec l'annonça dans la soirée d'une voix pourtant mesurée. Les pompiers avaient été appelés pendant la nuit pour maîtriser un violent incendie dans une ruelle à l'abandon de Maisons-Alfort. Le feu se propageait déjà aux maisons riveraines, des taudis désertés, quand les pompiers étaient intervenus. L'incendie ne fut éteint qu'à trois heures du matin. Au milieu des décombres, trois voitures, en cendres, et dans l'une d'elles, un corps carbonisé. Leguennec apprit l'accident à sept heures, en se rasant. Il vint trouver Pierre Relivaux à son bureau à quinze heures. Relivaux reconnut avec certitude une petite pierre de basalte que lui montra Leguennec. Un fétiche volcanique dont Sophia Siméonidis ne se séparait jamais et qui s'usait dans son sac ou dans sa poche depuis vingt-huit ans.
18
Alexandra, incrédule, assise en tailleur sur son lit, longues jambes croisées, la tête dans les mains, exigeait des détails, des certitudes. Il était sept heures du soir. Leguennec avait autorisé Vandoosler et les autres à rester dans la chambre. Tout serait dans les journaux du lendemain. Lucien regardait si le petit n'avait pas taché son tapis avec ses crayons-feutres. Ça le souciait.
– Pourquoi vous êtes-vous déplacé jusqu'à Maisons-Alfort? demandait Alexandra. Que saviez-vous?
– Rien, assura Leguennec. J'ai quatre personnes disparues dans mon secteur. Pierre Relivaux n'avait pas souhaité déclarer sa femme comme disparue. Il était certain qu'elle reviendrait. Mais, en raison de votre arrivée, je l'avais, disons… convaincu de faire cette déclaration. Sophia Siméonidis était sur ma liste et dans ma tête. Je suis allé à Maisons-Alfort parce que c'est mon métier. Je n'étais pas seul, autant vous le dire. D'autres inspecteurs étaient là, à la recherche d'adolescents et d'époux volatilisés. Mais j'étais le seul à rechercher une femme. Les femmes disparaissent beaucoup moins que les hommes, le savez-vous? Quand un homme marié ou un adolescent disparaît, on ne s'en fait pas trop. Mais quand c'est une femme, il y a lieu de craindre le pire. Vous comprenez? Mais le corps, pardonnez-moi, était inidentifiable, pas même par les dents, éclatées ou réduites en poussière.
– Leguennec, coupa Vandoosler, tu peux passer sur les détails.
Leguennec secoua sa petite tête aux mâchoires massives.
– J'essaie, Vandoosler, mais Mlle Haufman veut des certitudes.
– Continuez, inspecteur, dit Alexandra à voix basse. Je dois savoir.
La jeune femme avait le visage abîmé d'avoir pleuré, les cheveux noirs hérissés, raidis par le passage répété de ses mains mouillées. Marc aurait voulu tout sécher, tout recoiffer. En fait, il ne pouvait rien faire.
– Le labo travaille dessus et il faudra plusieurs jours pour avoir éventuellement de nouveaux résultats. Mais le corps brûlé était de petite taille, suggérant une femme. La carcasse du véhicule a été passée au crible mais il ne restait rien, pas un lambeau d'habit, pas un accessoire, rien. L'incendie a été allumé avec des litres d'essence, répandus non seulement sur le corps et la voiture à profusion, mais aussi sur le sol alentour et la façade de la maison riveraine, heureusement vide. Plus personne n'habite cette ruelle. Elle est destinée à être rasée et quelques carcasses de voitures y achèvent de pourrir, abritant parfois des clochards pour la nuit.
– L'endroit avait donc été bien choisi, c'est ça?
– Oui. Car le temps que l'alarme soit donnée, le feu avait déjà fait son boulot.
L'inspecteur Leguennec balançait au bout de ses doigts le sachet contenant la pierre noire, et Alexandra suivait des yeux ce petit mouvement exaspérant.
– Et ensuite? demanda-t-elle.
– A l'emplacement des pieds, on a trouvé deux concrétions d'or fondu, laissant penser à des anneaux, ou à une chaîne. Donc, quelqu'un d'assez aisé pour pouvoir au moins posséder quelques bijoux en or. Enfin, sur ce qui reste du siège avant droit, une petite pierre noire qui avait résisté au feu, un petit galet de basalte, seul vestige sans doute du contenu d'un sac à main posé sur le siège à droite de la conductrice. Rien d'autre. Les clefs auraient dû résister aussi. Mais, curieusement, pas trace de clefs. J'ai placé tous mes espoirs sur cette pierre. Vous me comprenez? Mes trois autres personnes disparues étaient des hommes de grande taille. Ma première visite a donc été pour Pierre Relivaux. Je lui ai demandé si sa femme emportait ses clefs quand elle partait, comme tout le monde. Eh bien non. Sophia cachait ses clefs dans le jardin, comme une gamine, a dit Relivaux.
– Bien sûr, dit Alexandra avec un sourire vague. Ma grand-mère redoutait comme la foudre de perdre ses clefs. Elle nous a tous appris à cacher nos clefs comme des écureuils. On ne les a jamais sur nous.