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Marc s'assit sur cette septième marche. Ses pensées se cognaient, s'entassaient ou bien s'écartaient les unes des autres. Comme les plaques de l'écorce terrestre qui s'ingénient à déraper sur le machin glissant et chaud qu'il y a en dessous. Sur le manteau en fusion. C'est terrible cette histoire de plaques qui déconnent dans tous les sens à la surface de la Terre. Impossible de tenir en place. La tectonique des plaques, voilà comment ça s'appelle. Eh bien lui, c'était la tectonique des pensées. Les glissades perpétuelles et parfois, inévitablement, la bousculade. Avec les emmerdements qu'on sait. Quand les plaques s'écartent, éruption volcanique. Quand les plaques se heurtent, éruption volcanique aussi. Qu'est-ce qu'avait Alexandra Haufman? Comment allaient se dérouler les interrogatoires de Leguennec, pourquoi Sophia avait-elle brûlé à Mai sons-Alfort, est-ce qu'Alexandra avait aimé ce type, le père de Cyrille? Est-ce qu'il devrait aussi mettre des bagues sur sa main droite, à quoi ça sert d'avoir un caillou de basalte pour chanter? Ah, le basalte. Quand les plaques s'écartent, c'est du basalte qui sort, et quand les plaques se chevauchent, c'est encore autre chose. Du?… De?… De l'andésite. Exactement, de l'andésite. Et pourquoi cette différence? Mystère, il ne s'en souvenait plus. Il entendit Alexandra. qui se préparait à se coucher. Et lui, assis à plus de trois heures du matin sur une marche en bois, il attendait que la tectonique se tasse. Pourquoi avait-il engueulé le parrain comme ça? Est-ce que Juliette leur ferlait une île flottante demain comme souvent le vendredi, est-ce que Relivaux allait cracher le morceau à propos de sa maîtresse? Qui héritait de Sophia, est-ce que sa conclusion sur le commerce villageois n'était pas trop audacieuse, pourquoi Mathias ne voulait-il jamais s'habiller?

Marc passa ses mains sur ses yeux. Il arrivait au moment où le réseau des pensées devient un foutoir si intense qu'on ne peut plus y passer une seule aiguille. Il n'y a plus qu'à tout laisser tomber et.tenter de s'en dormir. Repli vers l'arrière, aurait dit Lucien, loin des zones de feu. Et Lucien, il éruptionnait, lui? Ça n'existe pas, éruptionner. Érupter? Non plus. Lucien était plutôt à ranger dans l'activité sismique fumante chronique. Et Mathias? Pas du tout tectonique, Mathias. Mathias, c'était l'eau, la flotte. Mais la vaste flotte, l'océan. L'océan qui refroidit les laves. N'empêche qu'au fond de l'océan, ce n'est pas si calme qu'on croit. Il y en a des merdes aussi là-dedans, il n'y a pas de raison. Des fosses, des fractures… Et peut-être même, tout au fond, de dégueulasses espèces animales inconnues. Alexandra s'était couchée. Il n'y avait plus de bruit en bas, tout était noir. Marc s'engourdissait mais il n'avait pas froid. La lumière revint dans l'escalier et il entendit le parrain descendre doucement les marches et s'arrêter à sa hauteur.

– Tu devrais aller dormir, Marc, vraiment, chuchota Vandoosler.

Et le vieux s'éloigna avec sa lampe de poche. Pisser dehors, sûrement. Action nette, simple et salutaire. Vandôosler le Vieux ne s'était jamais intéressé à la tectonique des plaques et pourtant Marc lui en avait souvent parlé. Marc n'eut pas envie d'être sur sa marche à son retour. Il monta rapidement, ouvrit sa fenêtre pour se faire du frais et se coucha. Pourquoi le parrain emportait-il un sac en plastique pour aller pisser dehors?

20

Le lendemain, Marc et Lucien emmenèrent Alexandra dîner chez Juliette. Les interrogatoires avaient commencé, et s'annonçaient lents, longs, impuissants.

Pierre Relivaux y était passé ce matin, pour la deuxième fois. Vandoosler répercutait toutes les informations que lui fournissait l'inspecteur Leguennec. Oui, il avait cette maîtresse à Paris mais il ne voyait pas ce que ça pouvait leur faire et comment ils le savaient déjà. Non, Sophia ne l'avait jamais appris. Oui, il héritait d'un tiers de ses biens. Oui, c'était une énorme somme mais il aurait préféré que Sophia restât vivante. Si on ne le croyait pas, qu'ils aillent se faire foutre. Non, Sophia n'avait pas d'ennemis personnels. Un amant? Ça l'étonnerait.

Ensuite, Alexandra Haufman y était passée. Tout redire quatre fois de suite. Sa mère héritait d'un tiers des biens de Sophia. Mais sa mère ne savait rien lui refuser, n'est-ce pas? Elle bénéficiait donc directement de l'afflux d'argent sur la famille. Oui, sûrement, et alors? Pourquoi était-elle venue à Paris? Oui pouvait confirmer l'invitation de Sophia? Où avait-elle été cette nuit? Nulle part? Difficile à croire.

Ça dura trois heures avec Alexandra.

En fin d'après-midi, Juliette y était passée à son tour.

– Elle n'a pas l'air de bonne humeur, Juliette, dit Marc à Mathias entre deux plats.

– Leguennec l'a vexée, dit Mathias. Il ne croyait pas qu'une cantatrice pût être l'amie d'une patronne de bistrot.

– Tu penses que Leguennec fait ça exprès pour énerver?

– Peut-être. En tout cas, s'il veut blesser, c'est fait. Marc regardait Juliette qui rangeait des verres en

silence.

– Je vais aller lui dire un mot, dit Marc.

– Inutile, dit Mathias, j'ai déjà parlé.

– On n'a peut-être pas les mêmes mots? dit Marc en croisant le regard de Mathias un bref instant.

Il se leva et passa entre les tables jusqu'au comptoir.

– Ne t'en fais pas, murmura-t-il à Mathias au passage, je n'ai rien d'intelligent à lui dire. J'ai simplement un gros service à lui demander.

– Fais comme tu veux, dit Mathias.

Marc s'accouda au comptoir et fit signe à Juliette de le rejoindre.

– Leguennec t'a fait mal? demanda-t-il.

– Ce n'est pas bien grave, j'ai une certaine pratique. Mathias t'a raconté?

– Trois mots. Avec Mathias, c'est déjà beaucoup. Qu'est-ce que Leguennec voulait savoir?

– Cherche, ce n'est pas compliqué. Comment une cantatrice peut-elle adresser la parole à une fille d'épiciers de province? Et alors? Les grands-parents de Sophia, ils poussaient des chèvres, comme tout le monde.

Juliette arrêta son va-et-vient derrière le comptoir.

– En réalité, dit-elle en souriant, c'est ma faute. Devant sa moue de flic sceptique, j'ai commencé à me justifier comme une enfant. À dire que Sophia avait des amies dans des strates sociales où je n'avais pas accès, à dire que ce n'était pas forcément à ces femmes qu'elle pouvait parler tranquillement. Mais il gardait sa moue sceptique.

– C'est un truc, dit Marc.

– Peut-être, mais ça marche bien. Parce que moi, au lieu de réfléchir, j'ai versé dans le ridicule: je lui ai montré ma bibliothèque pour lui prouver que je savais lire. Pour lui montrer que pendant toutes ces années et avec toute cette solitude, j'ai lu et lu, des milliers de pages. Alors il a parcouru les rayonnages et il a commencé à accepter l'idée que j'avais pu être amie avec Sophia. Quel con!

– Sophia disait qu'elle ne lisait presque rien, dit Marc.

– Justement. Moi je n'y connaissais rien en opéra. Alors on échangeait, on discutait, dans la bibliothèque. Sophia regrettait d'avoir «raté» la route de la lecture. Moi, je lui disais que, des fois, on lit parce qu'on a raté d'autres machins. Ça paraît idiot, mais, certains soirs, Sophia chantait pendant que je pianotais, et d'autres soirs, je lisais pendant qu'elle fumait.

Juliette soupira.

– Le pire, c'est que Leguennec a été questionner mon frère pour savoir si, à tout hasard, les livres n'étaient pas à lui. Cette blague! Georges n'aime que les mots croisés. Il est dans l'édition mais il ne lit pas une ligne, il s'occupe de la diffusion. Remarque qu'en mots croisés, il est force 7. Enfin, voilà comment, quand on est bistrotière, on n'a pas le droit d'être l'amie de Sophia Siméonidis à moins de fournir la preuve qu'on a su s'arracher aux pâturages normands. Il y a de la boue dans les pâturages.